Coincé au coeur d’un dédale cauchemardesque dans Alan Wake 2, l’écrivain maudit joué par Ilkka Villi semble pris au piège de ses propres démons. Un destin récurrent que l’on peut retracer à sa toute première aventure dans les épaisses forêts de Bright Falls, qui posait déjà les contours d’une prison immatérielle.
À sa sortie en 2010, Alan Wake débarque après un accouchement long et périlleux. Pendant de nombreuses années, le studio Remedy n’a cessé de revoir sa copie, enchaînant les prototypes. Sept années après avoir travaillé sur Max Payne, le studio affichait des envies d’ailleurs. Malgré un développement tumultueux, les grandes thématiques d’Alan Wake ont toujours été les mêmes : celles de proposer une expérience immersive dans un univers proche des récits de Stephen King et de Twin Peaks, l’œuvre culte de David Lynch. Le mystère doit être au centre du récit, l’inquiétante étrangeté est le sentiment qui doit guider l’aventure. Dès lors, les premières fondations de Bright Falls émergent du sol, les contours prennent forme, le contenant est hermétique, il ne reste plus qu’à nourrir cet ensemble et constituer une expérience qui, à défaut d’être totalement inédite, instaurera un nouveau standard dans le genre. Le résultat ? Une aventure qui s’inspire de plusieurs décennies de fictions et qui s’amuse à y faire référence de toutes les manières possibles. Bright Falls, la ville fictive du jeu, s’impose comme une prison sur deux plans totalement distincts. Le premier est strictement inhérent à l’œuvre en elle-même et ce qu’elle raconte. Le jeu s’ouvre sur l’arrivée de Alan Wake et sa femme à Bright Falls et propose une conclusion nuancée. Malgré tout ce qu’il entreprend, malgré tous les efforts déployés, Wake est le prisonnier de la ville autant que de ses propres démons.
// LA PRISON IMMATÉRIELLE
À l’image de l’île de Lost, il semble impossible de quitter les lieux. Les forêts aux alentour de Bright Falls semblent infinies, à mesure que l’on se perd dans ce dédale de végétation impénétrable défiguré par les distortions cauchemardesques de la Dark Presence, une force maléfique (elle aussi très inspirée de Lost) qui traque l’écrivain. Cette situation fait aussi écho par la même occasion au statut de Wake : écrivain à succès, prisonnier de ses tourments (le personnage est très souvent abominable), victime d’un syndrome de la feuille blanche, Bright Falls est censé être son lieu de rédemption. Mais il n’y a pas d’expiation sans sacrifice. En ce sens, Wake devient la victime de ses propres écrits, de ses propres cauchemars. La ville prend vie et donne vie à ses entités, le jeu articule ainsi toutes ses mécaniques autour de ce concept symbolique qui n’est pas sans rappeler l’importance accordée à la constitution de la ville de Silent Hill (S!CK #005). Sans pour autant restreindre la liberté du joueur, le jeu de Remedy limite l’exploration à des portions définies, renforçant cette sensation que tout est calculé d’avance et que la ville est une immense forteresse animée par l’inexplicable. Certes, ce choix est directement lié à des contraintes techniques, mais force est de constater que le principe s’applique efficacement aux mécaniques du jeu et de l’histoire. Effectivement, en explorant soigneusement les environnements, le joueur est en mesure de récupérer des pages du roman écrit par Wake, le même roman que la Dark Presence met en scène afin de piéger l’écrivain.
Chaque page annonce les événements à venir. Guet-apens, ennemis dangereux, accident à venir, tout indique à l’avance au joueur ce qui est sur le point d’arriver. Bright Falls devient alors la prison de l’inéluctable, une ville dont on ne peut s’extirper et qui supprime même la notion de libre arbitre. La liberté est aussi fictive que les pages du roman avorté de l’auteur et que toutes les références que le jeu digère et recrache pendant de nombreuses heures. Oui, Bright Falls est aussi une prison sur un second plan, celui de l’intertextualité. Le jeu ne se cache pas de brasser une multitude d’influences qu’il balance à la tête du joueur avec plus ou moins de subtilité. Un homme violent avec une hache dans un labyrinthe ? Shining bien entendu ! Une série sur des faits mystérieux ? Bingo, la Quatrième Dimension ! Une ville montagneuse avec sa population haute en couleur et ses propres traditions ? C’est assurément Twin Peaks. Il ne s’agit ici que d’effleurer le sommet de l’iceberg tant le jeu regorge de clins d’œil implicites (et implicite) à tout un pan de la culture. La démarche est louable tant elle semble sincère. Twin Peaks est une révolution culturelle, une source d’inspiration qui génère autant de clones sans âme que d’histoires dopées au fantasme du retour à la nature et à ses nombreux mystères.
// PIÉGÉ POUR L’ÉTERNITÉ
Le temps n’a pas épargné Bright Falls. Il aura eu raison de certaines des qualités du premier jeu (disponible dans une version Remaster), mais il n’aura jamais enterré l’espoir de retourner arpenter un jour ce terrain fécond de mystères et de bizarreries. Alan Wake, quant à lui, est déjà parvenu à s’échapper de sa prison originelle de Bright Falls. C’était en 2012 dans le titre American Nightmare, un jeu de transition plus léger que son aîné, moins ancré dans le référencement à outrance, plus soigneux sur l’instauration de son ambiance psycho horrifique. L’écrivain se retrouve à nouveau piégé, cette fois-ci dans un épisode de la série fictive Night Springs dont il fût l’un des scénaristes. Autour de lui, les étendues arides du désert d’Arizona ont remplacé les épaisses forêts de la région du Pacifique Nord-Ouest. Le sable s’étale à perte de vue, et l’absence de frontière isole à nouveau l’écrivain dans un monde à part — une autre forme d’emprisonnement dont on parlait d’ailleurs dans notre numéro Breaking Bad (S!CK #023). Des années plus tard à la sortie d’Alan Wake 2, on retrouve l’écrivain une nouvelle fois coincé dans une forme de prison cette fois-ci beaucoup tangible (l’est-elle vraiment) — la Dark Place la forme d’une dimension cauchemardesque modelée sur la coquille de New-York et des propres souvenirs/névroses de l’écrivain. Prisonnier, encore et toujours.
Bien qu’ils s’appuient à l’origine sur un lot de références connues, le créateur Sam Lake et Remedy Games multiplies les prises de risques pour raconter avec les jeux Alan Wake une histoire hors du commun. Dans un sens, le chemin de Wake et de Remedy Entertainment semble étroitement lié. L’écrivain tente de s’échapper d’une forme de malédiction, sa punition pour une vie vaniteuse. Le studio cherche quand à lui à s’émanciper d’une industrie où le risque est évalué à la lumière du retour sur investissement. De Bright Falls à notre monde, il y a peut-être moins de distance qu’il n’y paraît.
➔ Extrait revisité de S!CK #020. On poursuit l’analyse d’Alan Wake avec Alan Wake lui-même (Ilkka Villi) et les développeurs de chez Remedy dans S!CK #028, notre nouveau numéro de 258 pages maintenant en précommandes.