La création d'Operation Raccoon City, racontée par Adam Bullied

L'antre de la Création

Une lumière vive vient briser la pénombre. L’alarme retentit. Réveillés en sursaut, les soldats ne perdent pas une seconde. Ils exécutent mécaniquement tous ces gestes répétés mille fois. Ils s’habillent, s’équipent, chargent leurs armes et foncent vers l’hélicoptère. En moins de cinq minutes, ils survolent déjà la campagne américaine.

Une voix s’élève enfin, mettant un terme à leurs questions : « Quelque chose s’est produit dans une petite ville du nom de Raccoon City. La ville est à feu et à sang. Nous ne savons pas ce qui s’est passé, vous devez intervenir ». Ils n’en croient pas leurs yeux. À peine arrivés, l’horreur à laquelle ils assistent dépasse de loin leurs pires expériences de terrain. Partout, les habitants sont en prise avec des infectés qui les pourchassent, les agressent et les dévorent vivants. Les survivants battent en retraite, se barricadent, s’emparent des armes que le deuxième amendement leur permet de posséder et tirent sur tout ce qui bouge. La brutalité de la scène est effarante. Au milieu de ce chaos, les soldats n’ont qu’un seul objectif : mettre un terme à la menace et secourir la population. Une mission qui poussera l’escouade au-delà de ses limites, lui fera perdre ses repères et, peut-être, tutoyer la folie. Au cours de cette aventure, ils rencontreront notamment Leon S. Kennedy, le shérif de la ville, mais aussi Claire Redfield, une jeune serveuse, mère depuis peu. Ce que vous venez de lire n’est pas une fanfiction. C’est le pitch de ce qui aurait dû être le reboot de Resident Evil, initié par Keiji Inafune en 2009. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?

// INAFUNE, LA VOLONTÉ DE TRANSFORMER CAPCOM

Keiji Inafune est l’un des concepteurs phares de Capcom. Son implication dévouée dans la saga Mega Man lui a souvent valu d’être considéré, à tort, certes, comme le père de la franchise. Même s’il n’en est rien, son implication dans le parcours du petit robot n’en est pas moins remarquable : d’artiste à producteur, il a accompagné la série pendant près de 20 ans, et ce depuis son arrivée dans l’entreprise en 1987. En tant que producteur, il s’occupera par la suite de la promotion de Resident Evil 2 (1998) mais aussi de la création de nouvelles licences telles qu’Onimusha (2001) ou Dead Rising (2006). Son ascension fulgurante atteint son apogée en avril 2010, lorsqu’il est promu Global Head of Production. Derrière ce nom savant se cache une responsabilité de taille : on lui confie les rênes de l’intégralité des productions Capcom à travers le monde. Rien que cela. Ce qui caractérise Inafune, c’est son amour profond pour le jeu vidéo occidental. Ou plutôt, pour son succès. Il le jalouse profondément et veut à tout prix le reproduire. Il se montre même éminemment critique envers l’industrie japonaise et n’hésite pas à clamer haut et fort son indignation. Au Tokyo Game Show 2009, il s’écrie : « Quand je regarde les jeux présents sur le salon, tout ce que je vois, c’est que le Japon est fini. On a perdu. Notre industrie est morte ». Il remet le couvert l’année suivante dans une interview au New York Times, affirmant cette fois que le Japon produit « des jeux horribles » qui ont « au moins cinq ans de retard ».

Ce constat très dur s’inscrit dans un contexte où les studios japonais sont en légère perte de vitesse face à leurs concurrents occidentaux. Au début de la génération Xbox 360 et PlayStation 3, les Gears of War ou Call of Duty ont volé la place au sommet qui appartenait jadis aux productions nippones. Même si les grands éditeurs japonais, dont Capcom fait partie, parviennent toujours à publier quelques titres que le public s’arrache, ces derniers se font plus rares et ne correspondent plus aux tendances du marché. Pire encore, la difficulté de concevoir des jeux sur PlayStation 3 et l’expansion de la taille des équipes et des temps de production impactent grandement le milieu.
Afin de rester compétitif, Capcom devra changer de l’intérieur et « occidentaliser » ses productions. C’est quelque chose qu’Inafune essaie de faire depuis de nombreuses années, d’abord sans grand succès. Sa première tentative en ce sens est un titre nommé Shadow of Rome (2005) : « C’était un échec, admet-il au New York Times. On a occidentalisé le jeu de façon superficielle. On se disait que si on faisait les choses d’une certaine manière, alors c’était sûr, les occidentaux allaient aimer ! Mais on se contentait de changer la couleur des cheveux ou de mettre des personnages aux yeux bleus. Ce n’était pas assez. J’ai compris qu’il fallait qu’on aille beaucoup plus loin. Il fallait qu’on étudie l’occident plus sérieusement ! J’ai donc commencé à me rendre à l’étranger beaucoup plus souvent. […] Je ne pense pas que les jeux japonais sont condamnés à ne plus être populaires à l’étranger. Ils pourront l’être, mais pas à leur état brut. C’est comme les sushis : tout le monde en occident aime les sushis, mais ce ne sont pas du tout les mêmes que ceux qu’on sert au Japon ».

Sa proposition suivante, Lost Planet : Extreme Condition (2006), est beaucoup mieux accueillie. Pas question de s’arrêter en si bon chemin ! Capcom décide alors de confier certaines de ses licences à des studios occidentaux. C’est ainsi que le reboot de Bionic Commando (2009) est développé en Suède et que Dead Rising 2 (2010) atterrit entre les mains d’un studio canadien, qui deviendra plus tard Capcom Vancouver. Keiji Inafune supervise ces deux projets et compte bien appliquer cette logique aux autres franchises du groupe qui, il l’estime, ont besoin d’être remises au goût du jour. Vous l’aurez compris, Resident Evil fait partie des heureuses élues. Malgré le succès tonitruant de Resident Evil 5 (2009), Inafune est persuadé que la licence n’est pas correctement exploitée et qu’elle peut aller beaucoup plus loin. Plus précisément, il est écœuré du succès de Left 4 Dead (2008), un jeu qui, selon lui, se fait une montagne d’argent sur un créneau qui revient de droit à Capcom. Il est donc temps de faire table rase du passé. Resident Evil doit repartir de zéro.

// ADAM BULLIED & SLANT SIX GAMES

Pendant ce temps, à Vancouver, à 8000 kilomètres des quartiers généraux de Capcom, les dirigeants de Slant Six Games sentent que le vent tourne. Après avoir développé plusieurs jeux de la saga SOCOM pour le compte de Sony, le studio réalise que la PlayStation 3 ne connaîtra peut-être jamais le succès… Elle finira bien sûr par remonter la pente, mais nous sommes pour l’heure au début de l’année 2009 et Sony affiche des pertes colossales. L’avenir radieux de la console semble alors être un doux mirage. Il devient donc nécessaire de se désolidariser de Sony et de concevoir autre chose que des exclusivités PlayStation 3. Pour se faire, les dirigeants font appel à un vieil ami avec lequel ils travaillaient dans les années 1990, un dénommé Adam Bullied.

Adam est avant tout scénariste mais il a aussi une très grande expérience en game design. C’est peu dire s’il a roulé sa bosse au sein des nombreux studios de Vancouver. On a pu le trouver à Relic Entertainment sur la licence Homeworld, à Black Box Games sur Need for Speed, ou encore à United Front Games où il a posé les bases scénaristiques du jeu qui deviendra Sleeping Dogs (2012). Les producteurs de Slant Six le contactent avec cette demande plutôt inhabituelle : « Ils étaient à la recherche d’un contrat qui tirerait profit de leur expérience dans les jeux de tir mais ne les attacheraient plus à la console de Sony. Ils m’ont demandé si je voulais bien les aider à pitcher des idées ». Un pitch est une communication commerciale, courte et impactante, démontrant les qualités d’un projet et, surtout, de la capacité à le mener à bien. Adam Bullied excelle dans cet exercice et accepte donc volontiers.

Ensemble, ils font le tour des éditeurs et présentent de nombreux projets, parmi lesquels figurent un nouvel épisode de la série Turok ou encore un nouveau Star Wars Battlefront ! « On a pris notre moteur de SOCOM et on l’a moddé pour en faire un jeu multijoueur Star Wars complètement jouable ! », raconte Adam qui a accepté de répondre à nos questions. Incroyable mais vrai, cette présentation fait mouche : en 2009, Slant Six Games obtient la licence et entame son œuvre sur le troisième opus de la franchise Battlefront. « C’était du temps de LucasArts, avant que Disney ne rachète la franchise. On m’a donné accès à ce qu’ils appelaient l’Holocron, une base de données qui contient tout ce qu’il a à savoir sur Star Wars. Les intrigues de certains personnages s’étendaient sur plusieurs générations. Il y avait par exemple l’histoire des descendants de Luke Skywalker sur quatre générations ! J’ai passé des heures et des heures à lire tout ce qu’il y avait dedans ». Cette victoire et son implication permettent rapidement à Adam Bullied de devenir le directeur créatif du studio.

// SIGNER LE CONTRAT RESIDENT EVIL

Pendant qu’ils travaillent sur Star Wars, ils apprennent qu’un représentant de Capcom arpente l’Amérique du Nord en quête des meilleurs studios spécialisés dans les shooters. Ils ne savent pas ce qui motive sa recherche, mais ce dont ils sont sûrs, c’est qu’ils veulent tenter leur chance ! Ils ne tardent pas à obtenir une audience téléphonique.
Adam et Brian Thalken, le PDG de Slant Six Games, s’isolent dans une salle de réunion équipée d’un haut-parleur. « Que pensez-vous de Resident Evil ? », demande de but en blanc le producteur de Capcom. La question parait simple. Et pourtant, c’est ici que tout se joue. Une mauvaise réponse peut les disqualifier d’office. Adam ne se laisse pas démonter : « Resident Evil 2 est l’un des jeux qui m’a donné envie de développer des jeux vidéo, commence-t-il. Resident Evil 4 était excellent mais… Mais je préférais la série quand elle était centrée sur Raccoon City. Je pense que la série n’est plus aussi bonne qu’avant ». Dans la salle, le PDG de Slant Six Games devient livide. Il lui fait des grands signes pour lui intimer de se taire. Un long silence s’ensuit avant que le représentant de Capcom ne reprenne la parole. « Oui, c’est aussi ce que l’on pense. Que feriez-vous autrement ? ». Adam est aux anges. La suite de l’entretien se déroule à merveille.

Quelques heures après le rendez-vous, leur agent les rappelle : « Je ne sais pas ce que vous leur avez dit, mais ils vous ont adoré ! s’exclame-t-il. Dans deux semaines, Keiji Inafune viendra en Amérique et fera le tour des six studios que Capcom a sélectionné. Il ira à ID Software, Valve, Gearbox et viendra aussi vous voir. Vous aurez une heure pour lui présenter une vision rafraîchissante de Resident Evil, vous avez carte blanche, il n’y a aucune limite ».

Adam se met à l’ouvrage. Sa vision pour la franchise pourrait se résumer en trois petits mots : The Walking Dead. Le comic-book, évidemment, la série télévisée n’existe pas encore. « Je ne suis pas vraiment fans de zombies, prévient Adam, mais The Walking Dead… c’était frais, c’était moderne ! Ce n’était pas juste l’histoire de zombies dans un centre commercial ou des trucs débiles du genre. Non, c’était l’histoire de personnages. C’était un drame humain hardcore ». À ses yeux, le futur de Resident Evil doit aller dans cette direction. Et quand on voit le succès des séries et des jeux vidéo directement adaptés de The Walking Dead, mais aussi l’influence de ce comic-book sur des titres comme The Last of Us (2013), on doit bien reconnaître que son idée est loin d’être mauvaise. À l’instar de son nouveau modèle, il faut donc que Resident Evil se concentre sur des personnages crédibles, dans un univers profondément ancré dans le réel. Hors de question de continuer à mettre en scène des héros parfaitement coiffés auxquels personne ne peut s’identifier.

Son pitch s’intitule sobrement Raccoon City. Adam nous le présente : « L’histoire débute avec Leon S. Kennedy au volant de sa voiture dans les rues d’une petite ville dans les montagnes, du côté de Denver, dans le Colorado. C’est le matin, un matin normal, il s’arrête dans un café, il dit bonjour à Irma. Leon est le shérif de la ville, il connait tout le monde. Soudain, le chef de cuisine mord brutalement la gorge de celui qui fait la plonge. Les gens se mettent à hurler. À l’extérieur, une autre personne se fait attaquer. L’épidémie zombie commence et c’est vraiment hardcore. […] Tous les éléments au centre de Resident Evil sont là d’une manière ou une autre. Il y a une société pharmacologique, il y a des armes biologiques, il y a tout ce qu’il faut, mais ça ne ressemble pas à Resident Evil. Ça ressemble à The Walking Dead. Vous voyez les vidéos YouTube faite par des IA qui nous montre Et si Wes Anderson avait réalisé Star Wars ? Là, c’est la même chose. C’est Et si Robert Kirkman avait fait Resident Evil ! ». Adam s’entoure d’une excellente équipe de concept artists pour représenter au mieux sa vision hardcore de la franchise. « On avait une peinture incroyable qui était une représentation en haute résolution de la carte de Raccoon City. En zoomant on pouvait y voir des hordes de zombies courant dans les rues, des civils qui se barricadaient, qui grimpaient sur les toits, des enfants qui se faisaient dévorer dans des bus. C’était brutal, sans concession, c’était génial », décrit-il, le sourire aux lèvres.

Quant au jeu en lui-même, Adam le dépeint dès le départ comme un jeu narratif pouvant se jouer en coopération, mais alors beaucoup, beaucoup plus action qu’un Resident Evil traditionnel. Les joueurs y incarneraient même des militaires. « On voulait que ce soit plus proche d’Aliens, le retour (1986) que d’Alien, le huitième passager (1979), explique-t-il. C’était notre principe directeur. Au lieu de courir partout en tirant sur Birkin ou le Nemesis avec un 9mm, on pensait que ce serait bien plus amusant si les héros étaient vraiment équipés. Notre idée était que, si vous incarniez des soldats avec du matériel militaire, vous seriez en mesure de tout péter dans cette ville pour survivre à cette apocalypse zombie. C’était notre concept ». À ses yeux, ce virage plus action participe aussi à rendre le jeu beaucoup plus réaliste : « C’est difficile à imaginer si vous êtes japonais ou français, mais l’Amérique est inondée d’armes à feu. Vous trouverez des tas de gens aux USA qui vous diront qu’ils possèdent un fusil d’assaut, recontextualise-t-il. Si vous êtes dans une ville rurale des États-Unis et qu’il y a une épidémie zombie, vous pouvez être sûrs que tout le monde va sortir son fusil d’assaut de sous son lit et commencer à tirer dans tous les sens ».

// LE PITCH

C’est le grand jour. Keiji Inafune arrive dans les locaux de Slant Six Games, accompagné de quelques assistants et de son interprète personnel, puisqu’il ne parle pas un mot d’anglais. Ils s’installent dans la grande salle de repos, aménagée pour l’occasion en sorte de salle de conférence. Débordant d’enthousiasme et d’excitation, les 150 employés du studio sont tous présents dans la salle. On ne peut pas dire qu’Inafune partage la même énergie : il s’est installé sans dire un mot, sans un bonjour, et attend simplement que les lumières s’éteignent et que la présentation démarre. Les consignes sont les suivantes : Adam Bullied a quarante-cinq minutes pour présenter son jeu, puis Keiji Inafune aura quinze minutes pour faire ses remarques. Et ce sera tout. Adam se lance et, comme prévu, il casse la baraque. « Je vais vous dire, j’ai fait beaucoup de pitch dans ma vie, et celui-là était incroyable. J’avais le sentiment d’avoir tout déchiré », raconte-t-il. Il ne pouvait pas se tromper davantage.

Keiji Inafune passe l’heure et demie suivante à insulter Adam. « Par le biais de son interprète, Keiji me déchire le cul. Il me dit que je devrais avoir honte de me considérer comme un directeur créatif. Qu’il a entendu de bien meilleurs pitchs et qu’il attendait beaucoup plus de nous. Que mes idées sont minables et que ceux qui m’ont embauché doivent se demander à quoi sert leur argent. Il me déglingue. Il me déglingue et je reste planté là, devant le PDG et devant tous les employés du studio qui me fixent pendant qu’il m’insulte. Tout ce à quoi j’arrive à penser, c’est que je vais devoir regarder tous les employés dans les yeux, en tant que leur nouveau directeur créatif, et qu’ils se diront que je suis celui qui a perdu Resident Evil, que j’avais une chance et que j’ai tout gâché ».

En vérité, toute la salle est sous le choc. Une fois qu’Inafune a terminé son lynchage public, le PDG lui demande maladroitement s’il accepterait quand même de les accompagner pour dîner, puisqu’il a réservé une table dans l’un des meilleurs restaurants de la ville. « Cette présentation m’a rendu malade. Je vais rentrer à l’hôtel sans manger », assène-t-il. Encore une fois, la violence des propos pétrifie l’assemblée. L’interprète, en revanche, saisit l’opportunité pour demander s’il peut les accompagner à sa place. Ils acceptent mais abandonnent l’idée du restaurant chic pour aller dans un bar à la place.

C’est ainsi que l’on retrouve Adam, déprimé, une bière à la main, en train de se sentir comme le pire être humain que la Terre ait porté, quand soudain l’interprète vient s’asseoir à sa table et lui dit : « Je veux que tu saches : ton rendez-vous avec Inafune ne devait durer qu’une heure. Je ne peux pas te dire exactement ce qui lui est passé par la tête mais, tel que je le connais, s’il ne t’avait pas aimé il aurait écouté ta présentation, aurait dit ‘merci, au-revoir’, et serait parti. Le fait qu’il ait passé plus d’une heure supplémentaire à te critiquer violemment… Je ne sais pas comment te l’expliquer, mais c’est juste comme ça qu’il est, c’est ce genre de type. Inafune ne t’a pas traité différemment de comment il traite son équipe tous les jours ». Ces mots à la fois inquiétants et… rassurants (?) trouvent sens quelques jours plus tard. Le PDG de Slant Six Games débarque en courant dans le bureau d’Adam : « Tu ne vas pas le croire. Capcom nous a rappelé. Ils disent qu’on a deux semaines pour affiner notre présentation et venir les rencontrer à Tokyo. Ils nous paient le voyage ».

// RETROUVAILLES À TOKYO

Capcom sort le grand jeu. Adam, le PDG et leur agent font le voyage en classe business. Une fois arrivés à Tokyo, un taxi les attend et les dépose à Shinjuku, l’un des quartiers les plus populaires et les plus animés de la ville, où se trouve leur magnifique hôtel : une gigantesque tour offrant une vue imprenable sur la cité. Ils conduisent Adam dans sa chambre, plusieurs étages au-dessus de celles du PDG et de l’agent, la plus belle chambre qu’il ait vu de sa vie : « C’était une suite de deux étages avec des fenêtres donnant sur le Mont Fuji », décrit-il. Ils se rendent ensuite dans les locaux de Capcom. C’est Keiji Inafune lui-même qui vient à leur rencontre en premier avec cette démonstration affective pour le moins surprenante : « My friends! It’s so good to see you! Thank you for coming here! ». En anglais dans le texte car, oui, Inafune n’a en vérité aucunement besoin d’un interprète, il parle très bien anglais. Et il s’empresse alors de serrer très fort Adam contre lui. Inafune étant quasiment deux fois plus petit qu’Adam, la situation est plutôt cocasse. Il les amène ensuite dans une sorte d’amphithéâtre où les attendent une quarantaine d’exécutifs de Capcom, tous habillés en costard, et il présente Adam en ces termes : « Voici un excellent directeur créatif : Adam Bullied, qui a gracieusement accepté de venir du Canada pour nous présenter sa vision du futur de Resident Evil ». La différence de traitement entre mépris un jour et amour démesuré le lendemain est pour le moins déstabilisante, mais Adam se lance une nouvelle fois dans son pitch.

Pour cette deuxième présentation, il met l’accent sur sa trame militaire et comment celle-ci s’intègre dans le contexte rebooté de Resident Evil. C’est ici qu’il évoque sa vision de l’introduction du jeu : écran noir, des soldats endormis réveillés par une alarme qui filent en hélicoptère pour découvrir l’horreur qui dévore Raccoon City. « C’était ça le jeu que je voulais faire : Apocalypse Now rencontre Resident Evil, écrit par Robert Kirkman », explique-t-il. Pour justifier le fait que l’on joue des soldats plutôt que les héros habituels de la franchise, il prend l’exemple d’une célèbre pièce de théâtre anglaise : Rosencrantz et Guildenstern sont morts (1966). Dans celle-ci, on suit les événements d’Hamlet de Shakespeare à travers les yeux de personnages très, très secondaires dans l’œuvre originale, chargés d’espionner Hamlet pour le compte du roi. De la même manière, dans son reboot, Adam veut que l’on joue des personnages complètement extérieurs aux enjeux de la ville, qui suivent de loin ce qui arrive aux nouvelles versions plus humaines de Léon et Claire, qui participent à révéler les agissements d’Umbrella, mais qui vivent leurs propres péripéties et leurs propres tragédies. « Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais dans Resident Evil 3 (1999) on arrive dans une salle où Jill découvre les cadavres de soldats américains et de Tyrants. L’idée était de raconter l’histoire de ces soldats sur le terrain ».

Inafune et le reste de Capcom se montrent très enthousiastes. Ils sont conquis par la perspective de rebooter la franchise de cette manière. Le développement du jeu va pouvoir officiellement commencer. Ou du moins, pas vraiment son développement, plutôt sa préproduction : Capcom accepte d’abord de financer Slant Six Games pendant quelques mois durant lesquels ils doivent préparer le planning de la production mais aussi l’écriture du scénario et la création d’un prototype. Ensuite, si le projet convainc toujours et si tout est validé, ils pourront aller de l’avant. Étape par étape.

// L’ÉCRITURE DES PERSONNAGES

Au cours de cette période, Adam et le reste de Slant Six Games ont une idée pour renforcer les enjeux narratifs : plutôt que de jouer uniquement une escouade de l’armée américaine, l’intrigue opposera en réalité deux factions. Il y aura d’un côté les Forces Spéciales du gouvernement et, de l’autre, des mercenaires travaillant pour Umbrella, la société pharmacologique responsable du désastre. « Vous pouviez jouer les deux campagnes et, à la fin, choisir qui l’emporte », détaille-t-il.

Il ne s’en rend pas compte tout de suite mais, en écrivant les personnages des deux camps, il est très influencé par les personnages de Left 4 Dead : « J’étais en quelque sorte en train de concevoir des personnages de Left 4 Dead, mais en plus complexes. Il fallait aussi que je fasse en sorte qu’ils puissent faire partie de l’univers Resident Evil, au moins spirituellement ». La première chose qui les définit, c’est leur fonction : à la manière d’un Team Fortress 2 (2007), chaque héros doit avoir un rôle et une compétence particulière. Il faut un chef d’équipe, un médecin, un spécialiste de la démolition et ainsi de suite. Émergent ainsi douze personnages, six pour chaque équipe, avec des traits distinctifs qui les rendent très différents de ceux rencontrés dans la franchise. Capcom est aux anges : « Inafune m’a expliqué qu’ils avaient essayé de créer de nouveaux personnages principaux pour Resident Evil à de nombreuses reprises, mais qu’ils n’arrivaient pas à se détacher de Leon S. Kennedy ou de Claire Redfield, raconte Adam. Ils n’arrivaient pas à s’extirper de cette esthétique. À chaque fois qu’ils faisaient des prototypes ou des croquis pour de nouveaux protagonistes, ils ressemblaient toujours à leurs précédents personnages ». De ce fait, trouver derrière la plume d’Adam et les croquis des artistes de Slant Six Games de nouveaux héros qui sortent du lot enchante sincèrement les producteurs de Capcom. Par exemple, ils adorent le fait que le médecin des Forces Spéciales soit un vieux biker en surpoids qui a intégré l’armée pour échapper à la prison. C’est ce type de trait caractéristique qui les intéresse.

Adam prend un malin plaisir à écrire des personnages étonnants, relativement engagé politiquement. Le chef d’équipe des Forces Spéciales est ainsi surnommé « Dee-Ay », correspondant à l’acronyme « D.A. » prononcé à l’anglaise. Une référence subtile au « Don’t Ask, Don’t Tell », une politique en vigueur dans l’armée américaine de 1993 à 2011. En effet, jusqu’en 1993, les homosexuels et les bisexuels n’avaient pas le droit de s’engager dans l’armée américaine. Pour « contrer » ce problème, le gouvernement de Bill Clinton a opté pour une solution… contestable. Et discriminatoire. À compter de ce jour, l’interdiction reste présente mais les soldats n’ont tout simplement plus le droit de parler de leur vie sexuelle ou de poser des questions sur l’orientation sexuelle des autres. Dans notre reboot de Resident Evil, le leader des Forces Spéciales est donc homosexuel. « Il n’était pas ouvertement gay et ce n’était pas un stéréotype non plus. Il était comme tous les nombreux homosexuels qui servent dans l’armée : c’était un bon soldat, dévoué, développe Adam. Son orientation n’était pas mise en avant, et ça n’aurait pas été authentique si ça avait été le cas. Ça aurait été bizarre qu’il la mentionne, même subtilement. C’est important pour son histoire mais je ne pense pas que ce soit important, là tout de suite, en tant que leader d’une escouade piégée au bout milieu d’une apocalypse zombie ».

De la même manière, au sujet des membres d’Umbrella, Adam souhaite leur donner de bonnes raisons d’avoir choisi de rejoindre une entreprise aussi maléfique que celle-ci. « Qui voudrait travailler pour Umbrella ? Qui ferait ça, franchement, à l’exception de quelques psychopathes ? questionne-t-il. Quand soudain, ça m’a frappé. J’ai pensé à toutes ces mères célibataires qui sont prêtes à tous les sacrifices pour s’occuper de leurs enfants. J’ai donc eu l’idée que la cheffe de l’escouade d’Umbrella pourrait être une ancienne militaire qui a de nombreuses bouches à nourrir. Elle aurait pu choisir de rester dans l’armée et être stationnée en Irak pour 35.000 dollars par an, mais elle a choisi de rejoindre le groupe de mercenaires d’Umbrella pour 350.000 dollars par an ». Pendant tout le processus d’écriture, Keiji Inafune est très impliqué : « Peu importe ce que vous lui montrez, il a toujours une remarque à faire et il n’a absolument aucune compétence sociale. Il vous dit exactement ce qu’il pense. S’il pense que c’est de la merde, il vous dira que c’est de la merde. Il est brutal. Et franchement, parfois il est même cruel. Il vous balance des trucs du style Tu devrais avoir honte. Tu devrais engager quelqu’un d’autre et lui filer une partie de ton salaire. Il dit tout le temps plein de trucs comme ça. Et d’un coup il va demander quelque chose de délirant, du style Je pense que ce personnage devrait avoir un handicap. Et moi j’étais là Comment ça, quel genre de handicap ? Et il répondait Je te paie pour répondre à cette question. Et c’est pour cette raison que l’expert en démolition du côté d’Umbrella a une prothèse pour remplacer la jambe qu’il a perdu dans une explosion. Inafune revenait ensuite à la charge Il faut que cette jambe couine. Alors on a demandé à nos sound designers de faire en sorte qu’elle couine à chaque déplacement ». Malgré ces quelques frictions liées au tempérament d’Inafune, le début de cette collaboration commence sous les meilleurs auspices. Nous sommes bientôt à la fin de l’année 2010 et tout porte à croire que ce reboot de la franchise fera date. La chute n’en sera que plus spectaculaire.

// TOURNANT RADICAL

À l’issue de cette première étape de la pré-production, Slant Six Games doit se rendre dans les locaux de Capcom afin de présenter l’état de son projet. Cette présentation est capitale car c’est celle-ci qui va déterminer l’avenir du reboot de Resident Evil. Adam Bullied, le creative director, est fin prêt. En plus de tous les documents détaillant les dessous de l’intrigue et le background de chaque personnage, son équipe tient également une démo jouable en coopération qui, il en est sûr, fera une forte impression. Elle présente du gameplay où nos escouades n’affrontent pas seulement une poignée de zombies comme dans tous les épisodes de la franchise, mais une véritable armée de morts-vivants fonçant droit sur eux. Ils détiennent la preuve que leur concept est viable. En plus de cela, d’autres mécaniques commencent à être implémentées : on peut y choisir quatre protagonistes parmi six possibilités et, peu importe qui on sélectionne, les dialogues s’adaptent pour raconter la même histoire en correspondant à la personnalité de chacun. « Si tu n’as pas un personnage en particulier dans une scène, alors un autre personnage va prendre sa place dans la cinématique, détaille Adam. Ils échangent leurs rôles selon qui est présent. De cette façon, vous aurez toujours une combinaison de personnages qui fonctionne et chaque scène pourra être retranscrite correctement. En tant que scénariste principal, j’ai mis en place ce système et c’était ce que je préférais dans ce jeu ».

Nous sommes aux alentours de septembre/octobre 2010 et Capcom organise un grand événement pour évaluer de nombreuses productions en cours de développement et déterminer si, oui ou non, elles peuvent aller de l’avant ou si l’aventure s’arrête ici. Keiji Inafune, qui est le Global Head of Production de l’entreprise depuis le mois d’avril 2010, ne vient pas les mains vides : en plus du reboot de Resident Evil, il supervise personnellement une douzaine de projets présentés ce jour-ci. L’enjeu est de taille pour lui aussi puisqu’il doit prouver que sa vision du futur de Capcom correspond aux attentes des grands pontes de la société.

Soudain, au beau milieu d’une présentation, Inafune et un autre membre du comité d’entreprise se mettent à s’envoyer des piques. D’abord légères, ces interjections se font de plus en plus véhémentes. « Inafune et lui se sont levés et leur dispute s’est vite transformée en engueulade, raconte Adam, qui ne comprend pas un mot de japonais et est donc bien incapable de comprendre la nature du conflit. Au bout d’un moment, le mec en face a appelé la sécurité ». Le grand événement interne de Capcom s’arrête ainsi brutalement. On s’excuse auprès des membres de Slant Six Games et on leur explique qu’ils vont devoir rentrer à leur hôtel. Le lendemain, ils apprennent que Keiji Inafune ne travaille plus à Capcom « Mr. Inafune nous a remis sa démission le mardi 19 octobre 2010, déclare un représentant de Capcom. Nous ne pensons pas que son départ aura une répercussion négative sur nos affaires ». De son côté, Inafune explique sur son blog que, s’il part, c’est « parce qu’il ne peut pas monter plus haut dans la hiérarchie ». Dans une interview avec 4gamer, il est en revanche beaucoup plus vindicatif, prenant au passage le risque de faire des comparaisons pour le moins déroutantes : « Je me positionnais en tant qu’opposant et pourtant j’étais assuré d’être payé de la même manière le mois suivant. Le problème, c’est que peu importe si l’on est en retard ou si l’on fait de mauvais jeux, le prochain salaire sera toujours le même. […] C’est un peu comme un état communiste. Vous pouvez vous tuer au travail, mais ça ne changera rien. Faire le minimum devient plus avantageux. Mais cela ne nuit-il pas à la création des jeux ? On ne peut pas faire de bons jeux en se la coulant douce ». Dans cette interview, on sent beaucoup de ressentiment à l’égard de Capcom mais aussi un discours réactionnaire et méritocratique où Inafune semble mélanger, un peu n’importe comment, de nombreux sujets. Ce qui transparait néanmoins, c’est qu’il a essayé, en vain, de changer Capcom de l’intérieur jusqu’à ce que le trop-plein de frustration ne l’emporte. Inafune aurait également exprimé son intention de grimper les échelons jusqu’à devenir PDG de l’entreprise. « Capcom, c’est moi ! », se serait-il même exclamé. Peut-être était-ce d’ailleurs ce qu’il exprimait au cours de l’altercation à laquelle Adam Bullied a assisté ?

// CONSÉQUENCES

Keiji Inafune est remplacé au poste de Global Head of Production par un dénommé Katsuhiko Ichii, anciennement directeur du marketing. D’après Adam Bullied, c’est justement avec celui-ci qu’Inafune s’est pris le bec. Une chose est sûre, Katsuhiko Ichii n’a pas du tout la même vision que son prédécesseur et il entend bien faire le ménage : parmi les douze projets qu’Inafune présentait lors de l’événement de Capcom, onze sont annulés. Seul le Resident Evil développé par Slant Six Games échappe au massacre.

Masachika Kawata remplace Inafune à la production de cet épisode. Grand habitué de la franchise, il a notamment travaillé sur les décors de Resident Evil 3 (1999) et du remake de Resident Evil (2002) avant de faire ses débuts en tant que producteur sur le portage PS2 de Resident Evil 4 (2005) et sur les rail shooters à destination de la Wii. Il prend rapidement de l’importance, d’abord en co-produisant Resident Evil 5 (2009) puis en mettant sur pied l’équipe en charge de Resident Evil : Revelations (2012), en développement depuis le début de l’année 2010. C’est l’une des étoiles montantes de Capcom et l’avenir le prouvera puisqu’on le trouve encore à la production de Resident Evil 7 (2017) et Resident Evil : Village (2021). Dans la mesure où Kawata participe activement à la conception du futur de la franchise dans le respect du canon établi depuis 1996, vous vous figurez sans doute que l’idée d’un reboot total ne lui plait pas plus que cela. Et vous aurez bien raison.

L’une des premières décisions qui est prise par la nouvelle équipe de Capcom est l’abandon pur et simple de cette idée : « Ils se sont débarrassés de toute notre réécriture. Ils voulaient que ce soit littéralement Resident Evil, que ça se passe pendant les événements du 2 et du 3, et que ça suive exactement la chronologie des jeux originaux. Sans aucun changement, relate Adam Bullied. Ils étaient là, à nous demander Où est Hunk ?! Il faut que Hunk soit là ! Pourquoi est-ce qu’il y a des soldats mais pas Hunk ?! L’intrigue que j’avais en tête avait une structure qui faisait très jeu vidéo. On commençait avec de simples zombies et on terminait avec de gros monstres. Donc, à la fin, vous auriez eu l’équivalent de William Birkin ou du Nemesis. […] Mais ils insistaient Non, il faut que ce soit exactement comme dans Resident Evil 2 et 3. C’est pour cela que le jeu commence par Birkin alors que c’est censé être l’un des monstres les plus durs ». Adam persiste aussi de son côté : OK, très bien, on abandonne l’idée d’un reboot, mais on peut peut-être continuer de s’inspirer de The Walking Dead pour le ton du récit et le traitement des personnages ? « On leur a envoyé une version japonaise de The Walking Dead et ils ont trouvé que c’était nul. Ils ont continué à dire que ce qu’ils voulaient, c’était Resident Evil 2 et 3 ».

Ils font malgré tout un pas dans la direction d’Adam et proposent – ou plutôt imposent – l’implémentation d’une fin originale pour la campagne des agents d’Umbrella. « Puisqu’on a la possibilité de jouer les méchants, ils pensaient que ce serait génial si les fans de Resident Evil avaient la possibilité de tuer Leon S. Kennedy. Ils croyaient vraiment en cette idée », raconte Adam. Lui n’en est pas trop fan. Il pense que c’est juste une manière pour Capcom de paraître cool et subversif, mais que cela n’apporte pas grand-chose au traitement des personnages. Et en effet, cette séquence, toujours présente dans le jeu final, fonctionne bien car elle est inattendue mais elle sort un peu de nulle part dans l’intrigue.

Les sujets de discordes se suivent et ne se ressemblent pas. Adam et les équipes de Capcom ne cessent de se prendre la tête sur des éléments narratifs ou des mécaniques de gameplay. Par exemple, après des mois de travail, Capcom leur demande d’un seul coup d’implémenter un système de couverture à la Gears of War (2006). Puisqu’ils le demandent, ils s’exécutent, mais cela change complètement la façon dont les niveaux doivent être conçus et comment l’équilibrage doit être réglé. En fait, plus le temps passe, et plus Adam a le sentiment qu’on lui arrache son projet. « Ils voulaient tout un tas de nouvelles mécaniques et je n’arrêtais pas de leur dire Je ne pense pas que nous devrions faire cela’. Mais de leur point de vue, mon travail ne consistait pas à leur expliquer ce que je pensais être le mieux pour le produit. De leur point de vue, mon travail était de dire ‘oui’ à tout, résume-t-il. Je ne vais pas vous mentir, je trouvais que ceux qui ont repris le relai ne prenaient pas assez de risques. […] Inafune, lui, c’était vraiment le genre de type qui avait une vision. Le fait qu’il prenne la poule aux œufs d’or de Capcom et qu’il décide de la modifier de A à Z, c’était vraiment osé. C’était un type très impressionnant. Je ne l’aimais pas, mais je l’admirais et je le respectais ».

Il faut se rendre à l’évidence : le courant ne passe pas. Si Adam n’apprécie pas spécialement les nouveaux exécutifs de Capcom, le sentiment est partagé au centuple. À force de le voir contester chacune de leurs décisions, ils finissent par en avoir plus qu’assez. « Donc en gros, ce qui s’est passé, c’est que… Et bien… Capcom a menacé de nous retirer le projet si Slant Six Games ne me licenciait pas », se souvient Adam. Pieds et poings liés, le projet étant beaucoup trop important pour la survie financière de Slant Six Games, le PDG n’a pas d’autres choix que d’abdiquer. Le studio est en effet dans une situation délicate : leur autre gros projet, Star Wars : Battlefront Online, a été annulé l’an dernier par LucasArts quand ces derniers se sont aperçus que Slant Six Games n’était pas en mesure de terminer le jeu pour le courant de l’année 2010. Le studio ne peut évidemment pas se permettre de perdre un autre projet de cette envergure… En mars 2011, Adam Bullied se retrouve soudain sans emploi. « Le pire c’est que, après la sortie du jeu, Capcom a parlé de moi dans la presse en disant des trucs du style On a beaucoup appris de la direction créative de Slant Six Games et on a trouvé que leur manière d’écrire les personnages était vraiment innovante. Et moi je lisais ça et je me disais Vous vous rendez compte que vous m’avez viré d’un très bon boulot ? ».

// ANDY SANTOS, UN NOUVEAU DIRECTEUR CRÉATIF

Après le départ d’Adam Bullied, la direction du projet passe entre les mains d’un dénommé Andrew Santos. Ce n’est pas n’importe qui puisqu’il occupe déjà le poste de Game Director sur ce jeu depuis son embauche en 2010. Les nomenclatures changent de studios en studios mais, en règle générale, alors qu’un Creative Director se charge de la direction générale du projet, le Game Director supervise quant à lui l’ensemble des mécaniques de jeu. La nuance peut sembler floue et elle tendra à l’être d’autant plus sur ce projet puisque, en l’absence d’un nouveau directeur créatif, c’est donc à lui d’occuper les deux fonctions en même temps.

Andrew, plus souvent surnommé Andy, est un game designer avec une carrière longue comme le bras. Il a fait ses débuts dans le studio anglais Psygnosis, dans les années 1990, avant de s’envoler vers le Canada où il passera par plusieurs studios de Vancouver. S’il commence par travailler un an à Rockstar, c’est en rejoignant Electronic Arts qu’il s’illustrera le plus : là-bas, il devient le co-créateur de Skate (2007), une franchise très appréciée des amateurs des jeux de skateboard grâce à son gameplay innovant se différenciant grandement de son principal concurrent, la série Tony Hawk’s Pro Skater. Après avoir développé deux opus, il s’en ira à Ubisoft Vancouver pour participer à la création de Driver : San Francisco (2011). Cependant, après plus d’un an de travail, ses amis lui tendent un piège dont il ne peut s’extraire : « J’étais à un mariage et des amis que j’ai rencontrés chez Rockstar m’ont vu et m’ont dit On a appris que tu fais du bon travail ! Ça te dirait de venir travailler pour nous ? J’ai répondu non. Puis après avoir bu, l’un d’eux m’a soufflé dans l’oreille Resideeeeent… Eeeviiiiil. La semaine suivante, je passais un entretien d’embauche ! » expliquait Andrew dans un podcast du site Crimson Head. Quand il rejoint Slant Six Games en août 2010, ils sont six semaines avant le fameux événement de Capcom où tout virera au drame. Avant qu’il ne signe, on l’avertit évidemment des enjeux de la réunion à venir. « Je me souviens avoir été prévenu qu’il n’y avait rien de certain et que ça pouvait être le choix de carrière le plus expéditif de tous les temps », rigole-t-il. Mais qu’à cela ne tienne : à ses yeux, Resident Evil vaut le coup de prendre ce risque.

Andy est, cela ne fait aucun doute maintenant, un grand fan de la série. Toujours à Crimson Head, il explique : « Mes épisodes préférés sont Resident Evil 2 (1998), car c’est un jeu vraiment épique, et Resident Evil 4 (2005) pour son gameplay innovant. À l’époque, je rêvais de fusionner les deux. Si on m’avait demandé quel était le jeu que j’avais envie de faire, j’aurais dit Resident Evil 2 avec les mécaniques du 4. C’est la caméra à l’épaule de Resident Evil 4 qui m’a convaincu qu’on pouvait créer la caméra de Skate.» S’il souhaite revenir vers ce que faisait si bien le deuxième volet de la saga, c’est parce qu’il estime que c’est l’un des plus réussis au niveau de l’horreur : « C’est l’incarnation même de ce que doit être un décor horrifique, c’est parfait ». À l’inverse, il n’a pas vraiment aimé Resident Evil 5, qu’il juge trop éloigné de l’essence de la série et trop proche de ce que fait Uncharted (2007).

Il faut donc que quelqu’un lui annonce la mauvaise nouvelle. En effet, le Resident Evil que développe Slant Six Games, même avant le départ d’Inafune, est un jeu d’action très peu porté sur la peur. « La première fois que j’ai discuté avec l’équipe de Capcom, on m’a demandé ce qu’était Resident Evil à mes yeux. J’ai répondu que c’était un survival horror sombre, effrayant et cinématique. On m’a dit Non, le jeu que tu dois faire s’approche davantage d’un Call of Duty », raconte-t-il. Il est déçu, évidemment, mais il fait preuve d’assez de recul pour se dire que ce n’est pas important. L’univers de Resident Evil est suffisamment grand pour laisser de la place à différents types d’expériences, différents styles de gameplay. « En tant que fan de Resident Evil, je ne pense pas que cela pose un problème. C’est simplement une autre approche qui se déroule dans le même univers, un peu comme ce que sont les dessins animés Clone Wars au sein de l’univers Star Wars. J’ai donc adhéré au concept auquel ils essayaient de donner vie ».

// COURSE CONTRE LA MONTRE

Outre ses nombreux changements de direction, c’est le manque de temps qui semble le plus définir le développement de ce jeu. En mars 2011, tandis qu’Adam Bullied vient d’être officiellement licencié, l’équipe accuse un retard considérable. Leur jeu s’appelle désormais Operation Raccoon City et il vient d’être annoncé par le biais de deux trailers montrant les mercenaires d’Umbrella traquer Leon S. Kennedy tout en affrontant des hordes de zombies, certains boss iconiques de la franchise et évidemment l’escouade des Forces Spéciales. Le titre est attendu pour « cet hiver », ce qui correspond en interne à une date de sortie aux alentours du mois de novembre 2011. Autant dire qu’ils n’ont vraiment pas beaucoup de temps alors que, dans les faits, il leur reste encore énormément de choses à concevoir.

Car oui, on aurait pu s’imaginer que Slant Six Games allait tout reprendre de leur expérience sur SOCOM pour optimiser leur temps et faire le jeu à la va-vite, mais non. Ils sont bien plus ambitieux que cela. Soucieux de faire le meilleur jeu possible et d’améliorer leur formule, Operation Raccoon City tourne en réalité sur un tout nouveau moteur qui les oblige à tout reprendre de zéro, y compris le système de tir, le cœur du gameplay. Dans le podcast du 31 octobre 2019, Andy Santos explique : « On a étudié Call of Duty, on a étudié Halo. On a étudié les meilleurs jeux de tir, détaille Andy Santos. Notre but était d’avoir une réactivité aussi bonne que celle d’Halo. Un de nos programmes nous permettait de mesurer combien de millisecondes s’écoulaient entre le moment où on appuyait sur la gâchette et la réaction à l’écran. On a mis ça en place afin d’être aussi bon que les meilleurs jeux AAA. Tout a été refait, ce n’était pas du tout un skin de SOCOM ». Tous ces processus demandent évidemment beaucoup de travail.

En tant que nouveau chef de projet, Andy Santos va donc devoir tout donner pour que son équipe puisse mener à bien la mission qui lui a été confiée. « C’était affreusement difficile, déplore-t-il. Chaque jour, il y avait quelque chose de très difficile à gérer. Il y avait tant de choses à conceptualiser. Les artistes, animateurs, programmeurs, tout le monde travaillait aussi dur que possible pour créer un jeu amusant dans l’univers de Resident Evil ». Il poursuit : « J’étais en réunion jusqu’à tard dans la nuit. Je m’épuisais la voix à force d’argumenter, d’expliquer des choses à Capcom. C’était intense. On n’avait pas le temps. Chaque jour nous rapprochait de la sortie, on était en retard et il fallait qu’on avance. Certaines décisions de Capcom prenaient beaucoup plus de temps qu’elles n’auraient dû et on a souvent dû faire des choses avec lesquelles on n’était pas d’accord. […] Pendant les six premiers mois de l’année 2011, il n’y a que sept jours durant lesquels je n’ai pas travaillé. J’étais là tous les jours, même le week-end. En juin, je me rappelle qu’un game designer m’a dit Bon, ça fait un mois que tu as le rhume, il est temps que tu rentres chez toi. Alors je suis rentré chez moi ce week-end là ».

Pour faire face à la quantité pharaonique d’éléments à implémenter dans le jeu, ils prennent la décision de concevoir les niveaux et leurs décors bien avant que les mécaniques de jeu ne soient finalisées. Andy s’explique à Crimson Head : « Ce qui prend le plus de temps dans une production, c’est la création de tous les éléments artistiques. On a donc dû les créer avant de créer les mécaniques, ce qui est complètement fou. C’est le monde à l’envers. Ce n’est pas comme ça que vous êtes censés faire un jeu. Mais une chose que j’ai apprise en bossant dans des boites comme Rockstar, c’est que parfois vous avez besoin de mettre des séquences de gameplay dans des zones qui sont déjà conçues. C’est comme ça que ça marche dans les mondes ouverts. On doit utiliser une zone qui n’a pas été pensée pour ce qu’on veut y faire. Il faut donc trouver autre chose qui pourra fonctionner ici de façon organique. C’est quelque chose qu’on a dû faire à maintes reprises dans Operation Raccoon City. Il y a plein de niveaux qui m’ont rendu fou mais il fallait faire avec, même si ce n’était pas idéal ».

Malgré tous ces efforts, ils finissent par se rendre à l’évidence : ils ne pourront jamais sortir le jeu à la fin de l’année 2011 dans un état convenable. Qui plus est, sa date de sortie théorique se trouve en plein milieu d’un champ de mine : Call of Duty : Modern Warfare 3, Battlefield 3 et Saints Row 3 sortent tous sur le même créneau. C’est au cours de l’E3 2011, quand la majorité de ces jeux annoncent leur date de sortie pour la première fois, qu’Andy réalise qu’il ne sert à rien de se tuer à la tâche pour envoyer leur jeu au casse-pipe. Dans les coulisses du stand de Capcom, il s’entretient avec Masachika Kawata et d’autres producteurs : « Je leur ai parlé de Skate 2 (2009) qui est sorti en tout début d’année et qui s’est vendu bien au-delà des attentes ! ». L’argument semble avoir fait mouche. C’est donc au cours de cette réunion improvisée en urgence dans les coulisses de l’E3 qu’est prise la décision de repousser Operation Raccoon City au premier trimestre 2012.

// LA MORT PAR UN MILIER DE COUPURES

Malheureusement, ce délai supplémentaire leur permet de reprendre leur souffle mais ne suffit pas à implémenter tout ce dont le jeu a besoin. Commence alors un festival de coupures. Ce sont d’abord de petites choses : des monstres, des armes, des capacités spéciales… « On a coupé plein de mécaniques par manque de temps, y compris des mécaniques de coopération. On avait plein d’idées, allant de l’ouverture de porte au fait d’aider son partenaire à grimper dans des zones inaccessibles. On voulait aussi avoir des chemins alternatifs à explorer pour avoir une deuxième manière de parcourir les niveaux, énumère Andy dans le podcast. Je voulais vraiment ajouter des lampes-torche. Tout est plus effrayant avec des lampes-torche. Elles ajoutent du mouvement dans les scènes. Si tu déplaces le faisceau d’une lampe autour de toi, les ombres se déplacent de manière dynamique. C’est quelque chose que je voulais vraiment dans ce jeu. Imaginez un peu : il y a quatre joueurs et ils utilisent tous leur lampe. Ça aurait été incroyable ! Mais au final, on a livré un jeu sombre sans aucune lampe-torche.» Il continue : « Il y a aussi des mécaniques qu’on aurait vraiment dû inclure, comme le fait de pouvoir sauter par-dessus les couvertures, ça aurait rendu le système de couverture beaucoup plus palpable. On avait des membres des Forces Spéciales qui étaient incapables de sauter par-dessus une couverture ! Je me souviens que notre animateur insistait Je peux intégrer cette animation très rapidement ! Et notre programmeur gameplay ajoutait On peut le faire ! Mais non. Pour illustrer notre sentiment, on utilisait l’expression La mort par un millier de coupures ».

Mais tous ces éléments ne sont que des détails insignifiants en comparaison du coup de grâce qui les attend. Au bout d’un certain temps, Capcom décide tout bonnement de couper la moitié de la campagne ! Souvenez-vous, jusqu’à maintenant, Operation Raccoon City a toujours été conçu comme un épisode permettant de choisir entre deux factions, celle des Forces Spéciales et celle d’Umbrella, chacune ayant sa propre campagne. Ce n’est désormais plus le cas. « C’était vraiment un très grand changement par rapport à notre vision initiale, insiste Andy. Mais on a eu un souci et il a fallu qu’on se fasse une raison : on n’avait pas le temps de tout faire ». Dans le jeu final, il n’y aura donc que la campagne d’Umbrella. La campagne des Forces Spéciales est ainsi… jetée à la poubelle ? Mais non, pas du tout, voyons ! Ce serait bien trop simple. Pourquoi la supprimer alors qu’on peut la vendre en DLC ? Deux mois après la sortie du jeu, les joueurs seront invités à débourser 20€ supplémentaires pour jouer les soldats de l’armée américaine. « Au moins, grâce à ça, ça voulait dire qu’on avait le temps de faire de bonnes missions pour le DLC », relativise-t-il.

// ACCEUIL GLACIAL & L’ART DE RELATIVISER

Après toutes ces péripéties, Resident Evil : Operation Raccoon City est publié sur PlayStation 3 et Xbox 360 le 20 mars 2012 en Amérique et le 23 mars dans nos contrées. Curieusement, les japonais devront attendre le 26 avril avant de pouvoir mettre les mains dessus. La sentence de la presse se fait sans tarder. IGN estime qu’une « vraie épidémie zombie aurait été moins tragique », tandis qu’Eurogamer évoque un « cauchemar mal-conçu et mal-produit qui fait le minimum dans toutes les catégories ». Les noms d’oiseaux fusent dans la majorité des organes de presse. Quelques-uns, cependant, sont un peu plus généreux, The Guardian par exemple : « Il faut garder à l’esprit que l’expérience est bien meilleure en multijoueur qu’en solo. Mais c’est très amusant et ça apporte quelque chose de nouveau à un événement clé de l’univers de Resident Evil ».

Ces quelques mots d’amour ne suffisent pas à remonter le moral de l’équipe de développement : « J’ai été dévasté par les critiques, admet Andy Santos. Quand j’y repense, ça me met toujours les larmes aux yeux. Je n’avais encore jamais travaillé sur un jeu mal accueilli par la critique. Je me sens égoïste car la dernière fois que j’ai parlé à mon frère avant sa mort, c’était pour me plaindre des critiques. On ne s’imagine jamais que quelqu’un va mourir. Et moi j’étais là, complètement pris par le travail, et je ne faisais que de parler de la presse qui se plaignait des bugs. C’était une situation qui me rendait triste car on avait tellement investi dans ce jeu, en si peu de temps. Certaines réactions m’ont vraiment fait mal. Et soudain, mon frère meurt. Ça éclipse tout le reste. Je ne pense plus du tout aux critiques ». Ce drame familial lui permet de prendre du recul : « Ça m’a fait réfléchir. J’ai réalisé que nous ne sommes pas sur Terre uniquement pour travailler, lire des critiques et les prendre à cœur. Nous sommes ici pour vivre. C’est la chose la plus importante que je retiens de cette expérience ».

Andy choisit donc de se concentrer sur le positif. La qualité du travail accompli par son équipe, par exemple : « L’équipe était vraiment talentueuse. Quand j’explique autour de moi qu’on a fait ce jeu en un an, ils sont impressionnés. Depuis, j’ai travaillé sur des jeux mobiles qui ont mis plus de temps à être conçus ». Heureusement, ils peuvent se consoler avec les chiffres de vente. Avec deux millions de ventes en à peine plus d’un mois, Slant Six Games peut se targuer d’avoir produit l’un des spin-off les mieux vendus de la série. Il réussit même à se hisser en tête des meilleurs ventes japonaises la semaine de sa sortie, un sacré exploit pour un titre qui avait pour but d’être aussi « occidental » que possible. Pendant un temps, Slant Six Games essaie de prendre sa revanche. L’équipe propose plusieurs idées à Capcom pour un nouvel épisode de la franchise : « On voulait faire l’origin story d’un des personnages de la franchise. Cela n’aurait rien eu à voir avec Operation Raccoon City, ça aurait été effrayant mais ça aurait également été plus proche d’Uncharted », raconte Andy à Crimson Head. Malheureusement, Capcom répond par la négative : « Il n’y avait rien de plus décevant que d’apprendre qu’ils n’allaient pas faire un deuxième jeu avec nous. Si j’ai bossé aussi dur sur le premier, c’était parce que je pensais déjà à ce qu’on pouvait faire avec un deuxième opus », regrette-t-il.

D’après lui, la raison de ce refus n’a rien à voir avec la qualité de leur pitch. Ce serait à cause d’un… malheureux incident survenu lors de la sortie d’Operation Raccoon City : perdus dans les fichiers du jeu, les joueurs découvrent des concept arts et des assets créés pour Star Wars : Battlefront Online et qui n’auraient jamais, au grand jamais dû se trouver sur ce disque. « J’ai découvert la présence de ces assets dans les news. Le lendemain, on a appris que Capcom refusait notre projet ». Slant Six Games n’aura pas de fin heureuse. En juin 2012, trois mois après la sortie d’Operation Raccoon City, le studio est obligé de licencier 25% de ses effectifs. Un peu plus d’un an plus tard, en août 2013, il ferme ses portes sans un communiqué officiel. Un triste destin pour celui qui reste, encore aujourd’hui, le seul studio occidental à avoir développé un épisode de la franchise Resident Evil.

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Par Gaëtan Boulanger // + Read More
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