
Il y a des jeux qui surgissent comme des cris, et d’autres comme des murmures. Children of Saturn, projet commun de Boie Thomsen et Nils Schulze, fait clairement partie de la seconde catégorie. Né d’un jam autour de l’apocalypse, le jeu évite les clichés du genre, zombies, fin du monde spectaculaire, pour s’ancrer dans un futur qui ressemble étrangement à notre présent.
Une Californie en feu, des jeunes adultes désœuvrés, une ambiance de fin d’été poisseux. On y incarne une bande de potes qui traînent, enregistrent des vidéos, s’interrogent, dans un monde qui s’effondre lentement. Rencontrés via la communauté Haunted PS1, Boie et Nils ont donné naissance à un projet sensible, hybride, hanté par le réel. Children of Saturn mélange influences low-poly PS1, found footage et chronique générationnelle à hauteur d’humain. Une œuvre marquée par le changement climatique, mais aussi par une volonté farouche de rester indépendante, artisanale, à taille humaine. Dans cet entretien, les deux créateurs reviennent sur la genèse du projet, leur méthode de travail, leur rapport à l’industrie, la place du politique dans le jeu vidéo, et l’équilibre fragile entre création libre et réalité économique.
// Pour commencer, comment vous êtes-vous rencontrés ? C’était avant Children of Saturn ?
Nils Schulze > On s’est rencontrés grâce à la communauté Haunted PS1. Boie cherchait un artiste 3D pour une game jam, c’était la Magical Girl Jam, je crois. Je suis arrivé trop tard, genre un mois après l’annonce, mais je lui ai quand même écrit pour lui dire que je serais partant pour une prochaine fois. On a commencé à discuter et ça a immédiatement bien collé entre nous. Assez vite, on s’est inscrits à une autre game jam, la Apocalypse Jam. Et c’est là que l’idée de Children of Saturn est née.


Boie Thomsen > C’est drôle, parce que si Nils m’avait répondu à temps, on aurait sans doute créé un tout autre jeu. Cela dit, on a toujours envie de faire un magical girl game un jour !
// L’idée d’un jeu post-apocalyptique centré sur le changement climatique, c’était dès le départ ?
Nils – Oui. On voulait éviter les apocalypses classiques, zombies, guerres, virus. Le changement climatique nous semblait plus pertinent. C’est réel, c’est global, et on vit avec tous les jours.
Boie > L’art est souvent plus fort quand il parle de ce qui nous inquiète vraiment. Et aujourd’hui, difficile de ne pas penser à la crise climatique. Chaque jour, tu ouvres les infos et tu vois des feux, des inondations, des catastrophes… Et pendant ce temps-là, Bezos envoie des pop stars dans l’espace. On était juste en colère. Et frustrés que ce ne soit même plus un sujet politique central. Aux États-Unis par exemple, c’est à peine évoqué dans les élections. Et quand j’allais à des manifs climat, il n’y avait quasiment que des jeunes. Aucun adulte. Aucun parent. Comme si l’avenir de leurs enfants ne les concernait pas.
// Justement, vous avez choisi de situer le jeu en Californie. Pourquoi ce lieu, alors que vous êtes tous les deux allemands ?
Nils > On sait qu’on est dans une position privilégiée. En Allemagne, on subit aussi le changement climatique, mais ce n’est pas aussi violent qu’en Californie. On voulait utiliser ce privilège pour mettre en lumière des situations plus extrêmes. Aussi, les images de catastrophes en Californie parlent à tout le monde — les incendies géants, les villes englouties… C’est visuel, immédiat. Plus percutant peut-être que des inondations en Europe, même si ça reste grave.
Boie > Et au-delà de ça, les États-Unis, et la Californie en particulier, ont un poids culturel énorme. On a grandi en regardant des séries, des films, des jeux qui nous faisaient imaginer la vie là-bas. On connaît presque leurs banlieues mieux que les nôtres. Et puis les plus gros pollueurs, les géants industriels, les entreprises technologiques… Beaucoup viennent des États-Unis. Même si on n’y vit pas, on est tous impactés par leurs décisions. Pour toutes ces raisons, ça nous semblait logique d’y ancrer l’histoire.
// Le jeu mélange fiction et images réelles. Pourquoi ce choix de mêler les deux ?
Boie > Au départ, on voulait simplement raconter une histore coming-of-age sur fond de crise climatique. Mais on s’est vite rendu compte que rester dans la fiction, c’était frustrant. Ça manquait de poids. On sentait le besoin de lier ça à la réalité. Et dans le jeu vidéo, il y a encore cette tendance forte à l’évasion. Or, on est dans un moment où on ne peut plus vraiment se permettre de fuir la réalité. Artistiquement, ça ne nous suffisait plus de rester dans l’imaginaire.


// Et comment est venue l’idée d’utiliser le found footage comme dispositif ?
Nils > On est tous les deux de grands fans de films en found footage, comme Le Projet Blair Witch. C’est un outil puissant pour raconter une histoire, surtout dans un cadre de game jam, où tu veux condenser des émotions dans un format court. Au début, on pensait juste faire un petit jeu. Mais rapidement, on a vu que le projet avait plus de potentiel. On ne l’a même pas soumis à la jam, on a préféré continuer à le développer.
// Ce qui frappe aussi, c’est que les personnages du jeu ne se révoltent pas. Ils ne militent pas, ne brûlent pas des banques, ne dénoncent pas de grandes entreprises. Ils regardent le monde s’effondrer. Pourquoi avoir choisi ce point de vue ?
Boie > C’est vrai qu’on ne les montre pas comme des acteurs directs du changement. Mais c’est volontaire. C’est même une règle d’écriture qu’on s’est donnée : ils ne parleront jamais explicitement de changement climatique. Parce qu’on a l’impression que personne ne le fait vraiment. Nous non plus. On continue notre quotidien, on va au boulot, on joue à des jeux vidéo… Et même aller à une manif de temps en temps, c’est dérisoire face à l’urgence. La plupart d’entre nous, moi y compris, garde cette illusion qu’on va pouvoir attendre que ça passe. Qu’on ne sera pas touchés. C’est un mécanisme de défense. On n’a pas envie de paniquer. Mais cette inertie, cette paralysie, elle est réelle. Et on voulait la retranscrire.
Nils > On ne voulait pas faire un jeu moralisateur. Pas pointer du doigt. On veut que les joueurs s’identifient aux personnages, qu’ils ressentent avec eux, qu’ils prennent un moment pour se dire : « Putain, ouais, c’est ça ». Leur situation, c’est la nôtre. Et on va devoir y faire face aussi. Et puis ce n’est pas aux ados de résoudre tout ça. C’est eux qui héritent du désastre, pas ceux qui l’ont causé.


// Justement, parlons du titre : Children of Saturn. Est-ce une référence directe au célèbre tableau de Goya ? Ou à autre chose ?
Boie > Le tableau de Goya a été une vraie source. L’idée d’un parent qui dévore ses enfants, c’est exactement ce qu’on ressentait en voyant les générations précédentes détourner les yeux, ne pas venir aux manifs, voter à l’opposé de l’urgence… Et ne pas soutenir leurs enfants non plus.
Nils > C’est un thème qu’on explore encore plus en profondeur dans le reste du jeu. On a même caché le tableau dans le jeu. Et dans les dernières builds qu’on montre en salon, il y a un easter egg supplémentaire lié à l’histoire de Saturne.
// En termes d’influences visuelles, vous avez tous les deux grandi dans la culture PlayStation 1. Et on sent aussi une inspiration très cinéma indé. Quels sont vos repères esthétiques ?
Nils > Le premier film que Boie m’a fait regarder, c’est Gummo d’Harmony Korine. C’était une des inspirations majeures pour représenter nos ados. On voulait des vrais corps : des boutons, des cheveux gras, des fringues pas cool. Pas des mannequins. On voulait s’éloigner du cliché du personnage lisse de jeu vidéo.
Boie > Kids, aussi, toujours de Korine. Et plein de films en found footage, The Blair Witch Project reste mon préféré.
Nils > Côté jeu vidéo, évidemment toute la scène low-poly PSX. Il y aurait mille titres à citer côté rétro, mais on aime aussi saluer la nouvelle génération. Des jeux comme Threshold par exemple. Et même si c’est très différent visuellement, côté écriture, Night in the Woods a été un repère pour nous. C’est un super exemple de récit coming of age dans un jeu.
// Vous étiez à AMAZE pour présenter le jeu. Comment avez-vous vécu ce moment ? C’était votre première fois ?
Nils > Oui, première fois. Et honnêtement, je crois que c’est la plus belle semaine de ma vie. L’accueil a été dingue. J’ai parlé avec des gens du monde entier, on était en compétition officielle, le trailer est passé pendant la cérémonie… j’étais ému aux larmes. Et même si on n’a pas gagné, c’était fou. On s’est fait plein d’amis, on espère tous se revoir sur d’autres festivals.


Boie > On y retourne l’an prochain, c’est sûr. Peut-être pas avec le jeu cette fois, juste pour profiter et jouer à ceux des autres ! Mais ce qui m’a marqué, c’est les discussions avec des gens de Californie, qui avaient vécu des incendies massifs. Ils nous disaient que notre jeu, c’était exactement ça. Que c’était trop proche, presque inconfortablement proche. On a aussi eu beaucoup de jeunes joueurs, et je leur demandais s’ils se sentaient représentés. Tous ont dit oui. Et ça, c’est le plus précieux.
Nils > On a reçu énormément de retours touchants. Et un énorme respect pour l’équipe de AMAZE, c’est vraiment un événement à part. Un vrai safe space, comme tu disais, où on sent qu’on peut faire les choses autrement. J’encourage tout le monde à y aller.
// Le jeu reste un side-project pour vous deux. Vous imaginez pouvoir faire ça à plein temps un jour ? Ou ce format vous convient ?
Nils > C’est une question que je me pose beaucoup. Ce serait un rêve de vivre du game dev. Mais j’ai aussi cette crainte : si je devais en vivre, peut-être que la pression tuerait ma créativité. Aujourd’hui j’ai un job stable, je ne suis pas en stress financier, et ça me permet de créer avec une certaine liberté. On va voir comment Children of Saturn évolue. Mais oui, je pense qu’on fera d’autres jeux ensemble. On s’est vraiment trouvés, même si ça n’a pas toujours été facile au début.
Boie > Pareil pour moi. J’ai un job à mi-temps, ce qui me laisse du temps pour créer. Et ce format, un jeu d’1h30 max, me va très bien. On peut expérimenter, aller vite, sortir une idée quand elle est encore fraîche. Je ne me vois pas faire un jeu de 30h. Et ce n’est pas ce que j’ai envie de jouer non plus.
// C’est un sujet que je creuse souvent : le tiraillement entre expression personnelle et survie économique. Comment vous vous situez là-dedans ? Vous cherchez un éditeur ? Vous en avez déjà un ?
Boie > On a signé avec Black Lantern Collective. C’est notre premier éditeur, donc on découvre encore. Mais on tient à garder le contrôle créatif. Et eux nous soutiennent là-dessus. C’est aussi un soulagement de ne pas devoir gérer tout l’aspect business et communication nous-mêmes.


Nils > Franchement, ces derniers mois, on a passé plus de temps à faire des pitch decks qu’à coder le jeu. Business plans, présentations, dossiers… Ce n’est pas forcément ce qu’on préfère, donc avoir un éditeur, ça aide vraiment.
// Est-ce que pour vous, le jeu vidéo est, ou doit être, un espace de commentaire social ?
Nils > Pas tous les jeux, mais oui. On a longtemps débattu de « est-ce que les jeux doivent être politiques ? ». Mais en fait, tous les jeux le sont. Ceux qui ne demandent rien au joueur, qui se veulent « neutres », sont en fait très conservateurs. Ils normalisent des perspectives dominantes, souvent très coloniales. Donc oui, plus on pourra mettre de récits alternatifs, de questionnements, mieux ce sera. Je ne jette pas la pierre aux jeux qui veulent juste faire du bien. Mais ça ne peut pas être que de l’évasion. Surtout aujourd’hui. Et je pense que cette fuite du réel participe au repli sur soi et à la montée des extrêmes.
Boie > Je suis d’accord. Je ne suis pas contre Minecraft ou Fortnite, au contraire. Mais j’aimerais que plus de gens découvrent d’autres jeux. On aimerait toucher un public qui ne joue pas forcément, mais qui aime le cinéma indé par exemple. Si des gens qui ne jouent jamais découvrent notre jeu, et que ça les touche, ce serait parfait.
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