Beaucoup s’accordent à dire qu’ici-bas, chaque personne dispose d’un don, d’un destin. Une passion primaire qu’il est parfois difficile de trouver véritablement et d’affirmer. Chacun fera son chemin personnel pour la déceler, mais cette quête est bien plus évidente pour certains. Pour Andrey Surnov, dessiner et exprimer sa créativité au travers de coups de crayon était une évidence. C’est lui qui a signé la plupart des décors de Jusant, jeu d’aventure signé Don’t Nod dont la direction artistique était déjà à souligner. Portrait d’un environment artist russe entièrement dévoué à sa vocation.
Le jeu vidéo est une industrie difficile : il s’agit d’un médium qui exige de rassembler quasiment toutes les disciplines modernes, de l’informatique pure et dure à l’écriture scénaristique en passant par la composition musicale, sa commercialisation, mais aussi sa direction artistique. Et s’il y a bien une chose qui accroche le joueur de prime abord, que l’on parle d’un titre solo, d’un MOBA ou même d’un jeu arcade typique de la vieille école, c’est son apparence. Pour cela, les studios font appel à de véritables artistes aux rôles différents. Celui d’Andrey Surnov fut d’imaginer les environnements de Jusant, un jeu d’aventure fascinant réalisé par la firme française Don’t Nod. Dans le titre, le joueur incarne un personnage dont le but est de gravir une gigantesque falaise sur une planète asséchée, de braver le vertige et de comprendre pourquoi cette civilisation en est arrivée là. Un jeu superbe à visionner, mais aussi à jouer (et à écouter) dont nous vous avons déjà parlé dans un précédent numéro de la revue papier, qui est déjà partie à la rencontre d’une partie de l’équipe au fil d’un sujet d’une trentaine de pages.
De ce fait, il nous paraissait primordial de contacter Andrey Surnov, artiste russe qui s’était déjà fait remarquer auparavant pour la tonne de travaux réalisés et diffusés sur internet. À vrai dire, sa passion pour le dessin l’a galvanisé au point de lui mettre une barrière quelque peu ironique : celle d’accéder aux Beaux-Arts. « Quand j’étais petit, j’aimais peindre, j’aimais dessiner, mais j’étais un enfant assez paresseux, alors au lieu de faire des études comme dessiner des bustes en plâtre ou faire des natures mortes pour pouvoir postuler à l’université des Beaux-Arts, j’ai dessiné des trucs de bandes dessinées, comme des robots et des explosions », se confie-t-il. « Au lieu de ça, je suis allé dans une école de design graphique. En Russie, lorsque vous enseignez le design graphique ou autre, comme le design d’intérieur, vous avez également l’opportunité de dessiner via des cours dédiés. J’ai eu la chance de rencontrer des professeurs incroyables ». Ces enseignants lui ont permis d’affiner son style jusqu’à son diplôme, après quoi Surnov a commencé à travailler… dans des expositions. « J’ai conçu des affiches commerciales, des expositions, des stands d’exposition, ce genre de choses. Je me suis concentré sur le fait de gagner de l’argent parce que je devais vivre, payer mes factures, donc je ne peignais pas beaucoup. Mais je voulais dessiner, je voulais peindre parce que je savais que c’était mon rêve de travailler en tant qu’artiste ».
// UN CHEMIN TAILLÉ POUR LE JEU VIDÉO
Après quatre ans, Surnov a donc raccroché les gants, optant pour ceux du freelancing. C’est à ce moment précis qu’il s’est concentré sur son portfolio, véritable mine d’or de tableaux et d’environnements de science-fiction. Comme figure paternelle première, il cite Syd Mead, le sacro-saint designer américain qui a notamment participé à la direction artistique de Star Trek, Blade Runner ou encore Tron. Une véritable inspiration qui a poussé Surnov vers un contraste intéressant : le fait de décrire des faits surnaturels et futuristes par le biais du réalisme, voire de l’ultra-réalisme. « Dans mon art, j’essaie aussi de créer des choses inexistantes, mais je veux les rendre crédibles, comme si elles étaient réelles ». Son arme secrète ? Il se sert exclusivement d’outils numériques, au lieu des traditionnels pinceaux et toiles. « C’est important pour moi d’utiliser l’art numérique, car ça m’offre des opportunités que les techniques traditionnelles ne peuvent pas m’apporter. Surtout en parlant des logiciels 3D, lorsque vous faites de l’illustration ou du concept art, vous pouvez entrer dans votre image, vous pouvez voyager à l’intérieur et construire ce travail à partir de ces objets 3D. Ce monde que je construis devient très réel et c’est important pour moi ».
Indéniablement, sa route était déjà pavée pour travailler dans le jeu vidéo. D’ailleurs, Andrey ne se cache pas d’être un joueur aguerri depuis la fin des années 90, vers sa fin d’adolescence. Il cite par exemple Unreal Tournament et Half-Life, mais aussi les titres de LucasArts. « J’adore Full Throttle et The Dig, qui est sorti en 1995, je crois. L’ambiance de ces jeux a beaucoup déteint sur moi. J’aime les nuages et cette atmosphère, ça m’influence beaucoup. J’essaie d’intégrer ça dans mon travail ».
Lorsque l’on épluche le fascinant compte ArtStation d’Andrey Surnov, entre deux travaux hypnotiques, on peut s’apercevoir qu’il s’est aussi essayé au pixel-art. « La technique du pixel art me permet d’éliminer les détails, car les détails demandent beaucoup de temps et le pixel art permet d’éliminer tous les détails inutiles tout en conservant l’essence de l’image. Vous n’avez pas besoin des détails pour transmettre l’idée. Pour moi, le pixel art est un moyen très cool de se concentrer sur l’essentiel ». Une nouvelle déclaration d’amour au jeu vidéo dans sa carrière, mais aussi un auto-challenge auquel il s’est frotté non sans un certain plaisir. « Je pense que lorsque je sens que j’atteins un plafond dans mes compétences, j’essaie quelque chose de nouveau, comme l’animation, le pixel art, la 3D, des choses interactives. J’essaie simplement de faire quelque chose que je n’ai jamais fait avant, cela me donne de nouvelles opportunités ».
// ENTRE AMOUR ET ÉCOLOGIE
Surnov n’avait pas menti. Son travail admirable, qui lui a déjà valu des articles à son sujet et une belle renommée, l’ont mené tout droit à une opportunité précise : participer pleinement à l’édification d’un jeu vidéo. Don’t Nod étant, de plus, un studio réputé pour l’univers de ses productions – on peut citer l’ambiance automnale de Life is Strange, le Paris futuriste de Remember Me ou encore le Londres victorien et sanglant de Vampyr – la proposition de la firme parisienne fut une excellente surprise. « Edouard Caplain (le directeur artistique de Jusant) m’a contacté par email et m’a proposé de participer, de les aider avec quelques concept arts pour ce projet. Il m’a dit qu’il voulait voir quelque chose qu’il n’avait jamais vu, quelque chose de nouveau, de fou. Après, il m’a envoyé un brief pour des concepts de fermes et j’ai dessiné des fermes assez ordinaires. Il m’a dit – C’est bien, mais c’est trop ordinaire et j’ai besoin de quelque chose de vraiment extraordinaire ».
Alors, Surnov s’est exécuté. Son style reconnaissable, qui mélange la science-fiction surréaliste et le courant réaliste, fut employé pour dresser des décors remarquables du début de l’année 2021 à la fin 2023, avec toutefois la tâche d’être davantage lumineux malgré son appétence pour la dark sci-fi. Il a notamment eu l’opportunité de participer à l’évolution complète de Jusant. « À différentes étapes du projet, j’ai joué différents rôles. Au début, pendant la préproduction, quand rien n’était encore fixé, ils m’ont permis d’expérimenter et de faire des croquis d’ambiance pour inspirer les designers de niveaux et les directeurs créatifs, comme Edouard. Plus tard, quand les choses étaient plus établies, ils m’ont demandé de concevoir des lieux spécifiques. Comment allaient-ils apparaître dans le jeu ? Et dans les dernières étapes, je passais en revue le jeu, je prenais des captures d’écran, et je les retouchais pour donner des idées aux designers de niveaux sur la façon d’améliorer certaines zones pour les rendre plus attrayantes ».
Jusant, c’est à la fois un monde futuriste où l’ambiance de fin du monde se heurte au discours écologique, tout en poésie. Pour Surnov, cet univers est un cocktail captivant de plusieurs idées a priori contradictoires. « C’est un projet assez spécial. Il combine des choses qui sont, à première vue, très différentes. D’un côté, c’est un monde où les gens essaient de survivre. Mais d’un autre côté, il y a cette ambiance bucolique, rurale, la vie dans des fermes et des petits villages. Et la combinaison de ces deux univers est quelque chose d’unique ». Il revient justement sur l’eau, élément primordial du monde de Jusant. D’ailleurs, un jusant est un terme qui sert à définir la période durant laquelle la marée est descendante : d’où l’immense falaise à escalader, étant le reflet d’un monde autrefois abreuvé abondamment, mais qui a laissé place à la roche et au sable. « Le principal élément de ce monde est le fleuve, qui a été mentionné dès le début de la préproduction. Il s’agit d’une rivière spéciale qui est très importante pour les personnages. Donc, quand vous regardez ce monde, vous voyez des fermes, vous voyez un environnement qui a été détruit, des créatures, mais au milieu, il y a cette rivière spéciale qui lie tout ensemble ». La réunification autour de la fin du monde, c’est aussi ça, le message artistique de Jusant, permis grâce au travail d’artistes comme Surnov.
// L’ART COMME MOYEN D’EXPRESSION IMPLICITE
Être artiste dans le jeu vidéo, c’est clairement participer pleinement à l’émotion que le joueur ressent. De vous à nous, qu’y a-t-il de plus magique que de marcher au hasard et de tomber sur un panorama à décrocher la mâchoire de tout-un-chacun ? De s’enfoncer dans une grotte aussi sombre qu’intrigante, de tomber sur une rue aux néons triomphants, d’atterrir dans la pièce maîtresse d’un château gothique qui n’aurait rien à envier aux constructions humaines les plus folles ? Pour Surnov, son travail est, à l’instar des lignes de dialogue ou d’une cinématique, est un véritable vecteur narratif… et Jusant a beaucoup à raconter avec ses environnements. « Je pense que l’impact le plus important est que nous essayons de raconter une histoire spéciale avec cette direction artistique. Ce n’est pas quelque chose de noir, sombre ou dramatique. Bien sûr, c’est un jeu, il doit y avoir de l’action, des combats et tout ça, mais c’est aussi une histoire d’amour. C’est une histoire sur les gens et leurs relations, sur leurs espoirs, leurs peurs, leurs rêves. Donc, je veux que les joueurs ressentent tout cela, je veux qu’ils se sentent connectés aux personnages et à ce monde ».
On peut dire que la mission fut accomplie. Jusant est probablement l’un des jeux vidéo les plus rafraîchissants de l’année 2023, tant par son gameplay qui privilégie l’escalade que son ambiance planante, à laquelle Surnov a participé pleinement. Son expérience au sein du Dixième Art fut prolifique et humaine, malgré la distance qui le séparait de Don’t Nod. « Travailler dans les jeux vidéo est différent des autres industries. Ce qui m’a le plus surpris, c’est l’absence de période de crunch, qui est courante dans d’autres secteurs. J’avais suffisamment de temps pour créer des choses esthétiques sans sacrifier la qualité ». Surtout, Andrei a toujours un rêve en tête qu’il lui tarde de concrétiser : revenir à ses premiers amours, la dark sci-fi. « Mon projet de rêve serait de travailler sur un univers cyberpunk. J’adore l’architecture et, en tant qu’ancien designer d’expositions, je vois beaucoup d’opportunités de créer des architectures virtuelles incroyables sans les contraintes de la construction réelle. L’architecture cyberpunk dans les jeux vidéo permet une créativité sans fin et j’adorerais participer à ça ».
On ne remerciera jamais tous ces artistes qui, de par leur talent, leur dévouement, leur créativité, ont permis à nos jeux vidéo de prendre vie. Bien sûr, il s’agit d’un travail de concert : un studio est une formidable fourmilière où chaque département est minutieusement organisé pour travailler avec celui d’à côté. Sans les programmeurs 3D qui transposent le travail de Surnov dans le jeu, mais aussi les compositeurs musicaux, les level designers ou les gameplay engineers, la magie n’est pas complète. Il n’empêche que les artistes vidéoludiques ont une part de responsabilité évidente, celle de poser les bases, d’imaginer un monde sur lequel d’innombrables branches d’une même entreprise viennent de greffer pour le faire respirer pour de bon. Et définitivement, Surnov a apporté une bouffée d’air frais conséquente au projet.
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