De toutes les œuvres qui ont laissé jaillir l’esthétique biomécanique, aucune ne l’a fait comme Scorn. Venu d’Europe de l’Est, ce cauchemar vidéoludique est peut-être à ce jour le plus bel hommage jamais rendu au travail de Giger. On a discuté avec le directeur artistique Lazar Mesaroš, et l’artiste 3D Nikola Milićević du purgatoire virtuel de Scorn, de mutation, et bien évidemment — de l’héritage surréaliste du créateur de l’Alien.
Les premières minutes sur Scorn nous laissent dans un état de suspension halluciné. Jeté dans une sorte d’épave monolithique, vous déambulez dans des couloirs qui semblent s’être matérialisés depuis une toile de Giger. Sous vos yeux, des murs luisants et symboles terrifiants, où se côtoient des visions de créatures phalliques, de déités érotisées et de foetus macabres. Comme Giger dans Alien, Scorn ne nous épargne rien. « Dès le départ, l’idée n’était pas juste de faire un jeu vidéo, mais surtout une expérience » explique Lazar Mesaroš. « Avec le créateur du jeu Ljubomir Peklar, nous voulions quelque chose que l’on puisse absorber seulement à travers l’observation. Beaucoup de temps et d’efforts ont été investis dans la création de détails et dans la consistance des éléments artistiques à travers le jeu. L’atmosphère est véritablement notre pilier, et nous avons sorti tout ce qu’il y avait dans notre arsenal pour faire de ce lieu un espace aussi plausible et cohérent que possible » poursuit le directeur artistique, qui a aussi grandement puisé dans les visions tourmentées du polonais Zdzisław Beksiński.
« Il y a eu beaucoup de discussions sur la manière de s’inspirer d’éléments créés par Giger et Beksiński, et de les transformer en éléments graphiques complexes et détaillés. Nous avons essayé de comprendre les formes et comment les extrapoler sur un environnement grandeur nature » raconte Lazar. Il faut savoir qu’il y a très peu d’éléments copiés dans Scorn, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a mis tant de temps à sortir. Les détails les plus anodins ont minutieusement été ajoutés à la composition de chaque niveau, qui répondent tous au grand dessin de cette architecture biomécanique. Vous pouvez ainsi égarer votre regard et tomber en pâmoison sur un instrument de torture étrange, une porte, ou même la moindre texture au sol — squelettique, organique et délicieusement révulsante. « La plupart du temps ce que vous voyez est sculpté individuellement, il n’y a pas de génération procédurale. Beaucoup d’éléments du jeu sont uniques, comme les sculptures ou les gravures » explique Nikola, qui a tout fait pour s’éloigner un maximum des concepts humains.
// UN ÉCOSYSTÈME ALIÉNÉ
Lorsque vous faites vos premiers pas dans Scorn, vous comprenez que rien ne vous sera expliqué en utilisant un alphabet classique. Un interrupteur ne ressemble pas à un interrupteur, une arme ne ressemble pas à une arme, même les indications à l’écran sont faites de sigles méconnus — le jeu tout entier possède son propre langage, et vous jette dans son univers sans aucune forme de cérémonial. Subitement, vous êtes confronté à quelque chose qui vous dépasse, exactement comme Kane lorsqu’il se retrouve au milieu du Derelict dans Alien, un écosystème méconnu dont il doit lui-même comprendre les règles. Car l’Alien de Giger ne s’est jamais arrêté à une simple créature — c’est une architecture, une pensée et des concepts qui nous sont dans un premier temps totalement étrangers, avant de peu à peu s’éclaircir.
« Nous avons eu beaucoup de difficulté dans le design des objets dont vous êtes supposé vous servir. Il fallait qu’ils aient l’air utilisables et suffisamment familiers pour que vous puissiez vous dire — c’est un interrupteur, c’est une porte, c’est un levier, tout en gardant l’impression qu’ils sont issus d’une autre civilisation » poursuit le directeur artistique. Pour ça, le jeu use et abuse de mécanismes perfides qui ressemblent à des engins de torture body-horror. Chaque puzzle, chaque ustensile nécessite de mutiler vos chairs juste pour pouvoir les utiliser. « Vous êtes sans cesse confronté avec des nouvelles étrangetés, des trucs dans lesquels vous devez mettre vos doigts ou votre bras pour voir ce qu’il se passe » explique Nikola. L’enveloppe physique de votre protagoniste est une carcasse qui est malmenée de toute part, scarifiée, charcutée vivante par toute une série d’artefacts innommables.
// BIOMÉCANIQUE ET BODY-HORROR
Il y a un truc vraiment intéressant dans cette manière de jouer avec l’immersion pour faire faire aux joueurs/ses des choses qu’ils ne feraient strictement jamais dans la vraie vie, ce qui me rappelle beaucoup la saga Silent Hill. Plus particulièrement l’épisode The Room, dans lequel Henry Townshend rentre tout entier dans un trou terrifiant, alors que vous rêveriez de faire demi-tour… « L’horreur corporelle est un autre de nos piliers sur Scorn » explique Lazar. « Si on devait faire un parallèle avec Alien, le génie de Ridley Scott et Giger dans le design du Xénomorphe, c’est qu’une grande partie de l’horreur n’est pas dans la forme de l’Alien en lui-même, mais plutôt dans la manière dont sa naissance est directement liée à une violation du corps et de l’intimité. Il vous pénètre en passant par la bouche, ce qui a une connotation de vraie violence sexuelle. La sensation de vulnérabilité qui en découle vous permet de pleinement absorber l’horreur et l’abomination que l’on vous injecte dans le corps ».
Dans les premières heures de Scorn, vous êtes attaqué par une sorte de parasite qui vous dévore les entrailles au fil du temps. La chose est accrochée dans votre dos, et ses mains creusent littéralement dans vos intestins pour essayer de rentrer — une sorte de Chestburster, mais dans le sens inverse (et en beaucoup plus volumineux). L’idée de cette pénétration forcée, c’est là encore du Giger tout craché. « Pour moi la base de Scorn tient sur deux axes » poursuit Lazar. « D’abord le malaise qui découle face à des visions très déroutantes, et ensuite l’idée d’être physiquement pris d’assaut par une force extérieure. Il y a ces mains qui s’enfoncent inexorablement dans votre masse corporelle, et vous mettez vous-même vos mains dans des objets étranges pour pouvoir progresser. La réaction primaire qui en découle était vraiment au centre du sujet — quelque chose que Giger avait déjà exploré dans la fondation de son travail, qui mélange des membres organiques à des éléments mécaniques ».
// DES VISIONS INTIMES ET DÉROUTANTES
Et puisque Giger fait co-exister en permanence l’atroce et le beau, il était logique que Scorn nous gratifie d’instants d’une intense beauté au milieu du dégoût. On frise le syndrome de Stendhal sur la section du palace, l’ultime section du jeu sur laquelle je me suis sérieusement arrêté des minutes entières, pris d’assaut par la beauté complexe des œuvres qui s’y trouvent. Je parle d’œuvres, car les statues et sculptures virtuelles présentes dans Scorn pourraient littéralement être extraites du jeu et exposées quelque part. Sans surprise, Nikola y a passé un volume de temps phénoménal — « J’ai imprimé tellement de choses en 3D juste pour les tester » raconte le designer. « L’ultime section devait raconter l’histoire d’une civilisation avancée et de la manière dont elle a péri. Les nombreuses sculptures sont là pour représenter cette société plus évoluée. Beaucoup de travail et de détails ont été investis dans ces éléments, que l’on surnomme les sculptures sexuelles. Je ne dirais pas qu’elles sont une célébration de l’acte charnel en lui-même, mais plutôt de l’idée d’une vénération du corps humain et ses attributs, à la manière des mythologies grecque ou romaine qui représentaient souvent la nudité » détaille-t-il. On y voit aussi beaucoup de femmes enceintes, et d’organes génitaux qui mettent en avant cette idée de procréation, elle aussi centrale dans la biologie du Xénomorphe de Giger.
« Pour moi l’idée de reproduction dans Scorn s’inscrit dans une combinaison de thèmes qui sont tous reliés à cette idée centrale du jeu qui est la transformation » explique Lazar. « Comment le corps se transforme-t-il au contact de la nature, du monde, et de vous-même ? Comment il évolue, comment il décrépit — tout le jeu gravite dans cette dynamique de mutation » explique le directeur artistique, avant de poursuivre. « Votre corps se détériore et se transforme parce que vous avez un deuxième être accroché sur votre dos, vous avez les édifices qui s’écroulent sur eux-mêmes avec le temps, vous avez la nature qui évolue sans arrêt et donne vie à de nouvelles abominations, et enfin vous avez cette transformation technologique forcée. C’est une métaphore sur la manière dont la technologie affecte notre corps, et la manière dont on utilise cette technologie pour altérer le corps d’autrui. Ce n’est pas là pour simplement vous dégoûter, nous ne cherchions pas à être aussi controversés ».
// L’OPACITÉ DE LA NARRATION
Le jeu tout entier baigne d’ailleurs dans un voile narratif volontairement opaque. Rien n’est explicité à propos du lore de Scorn, comme l’explique Lazar. « Je ne pourrais jamais vous dire — voilà ce qui s’est passé, voilà comment les choses se sont déroulées. Nous voulions plutôt jouer avec l’idée que vous possédez suffisamment d’éléments pour construire votre propre narration » raconte-t-il. Une approche évasive qui est exactement celle d’Hidetaka Miyazaki, comme nous l’expliquions dans notre numéro Dark Souls (S!CK #021). « Nous voulions que vous puissiez vous sentir accomplis en comblant vous même les vides » raconte Lazar « Mais l’idée générale de la transformation avec le temps et vraiment présente, et c’est en ce sens que tu as raison quand tu me parles de body-horror et de ces deux mains qui s’enfoncent dans les entrailles du protagoniste. Une grande partie vient de Cronenberg et de son remake de La Mouche, qui pour moi est un film à propos de quelqu’un qui doit accepter sa propre condition, cette maladie qui le transforme. C’est omniprésent dans Scorn — vous cherchez constamment à vous transformer, mais cette transformation n’est finalement pas celle que vous espériez ». Lazar n’en dira pas plus, et c’est compréhensible tant la complexité d’un lore peut parfois être à double tranchant. S’il ajoute une profondeur foisonnante, ce contexte trop détaillé peut dans certains cas ressembler à une prison narrative, qui supprime complètement l’aura de mystère. C’est d’ailleurs ce qui fait que le premier Alien restera à tout jamais le meilleur, il n’avait encore aucune chaîne, aucun cahier des charges à respecter pour rendre cet univers cohérent. C’est une expérience viscérale que l’on se prend de plein fouet et face à laquelle on se sent démunie. Le Xénomorphe cherche à tuer et se reproduire — dans un sens, on sait déjà tout ce que l’on a besoin de savoir.
« Nous ne voulions pas étaler chaque détail, créer un livre canon en disant — ok, voici le lore » poursuit Nikola. « On voulait juste laisser les gens dans le brouillard, retrouver cette sensation que l’on a lorsque l’on parle de civilisations reculées comme les Mayas. Il y a énormément de blancs, de choses que l’on ne sait pas sur la manière dont ils ont vécu, et dont ils ont disparu. L’inconnu était la partie la plus intéressante selon moi ». On en revient à ce côté très lovecraftien de la peur fondamentale de l’inconnu — Lovecraft qui reste d’ailleurs l’influence numéro un de Giger dans son travail, comme j’en parlais dans notre numéro Lovecraft (S!CK #018). Il y a d’ailleurs dans Scorn cette créature pharaonique qui fait penser aux Grands Anciens de l’auteur de Providence. Un béhémoth passif que l’on finit par éviscérer de l’intérieur, juste pour pouvoir avancer. D’une certaine manière, c’est aussi ce qui arrive au protagoniste qui se fait dévorer par le parasite. « La mythologie lovecraftienne nous a clairement inspirée pour cette créature » raconte Lazar. « Si vous regardez Alien, et je parle seulement du film original, il y a cette peur de l’inconnu, mais ce n’est pas vraiment de l’horreur cosmique ou existentielle. C’est plus un film de monstre. Contrairement à d’autres types d’expériences horrifiques plus génériques — comme l’apocalypse de zombies ou la maison hantée, l’horreur cosmique est sous représentée, car c’est la plus difficile à matérialiser sur un écran.
➔ Extrait de S!CK #025. On plonge plus profondément dans la direction artistique de Scorn et l’héritage biomécanique de Giger dans les pages de notre numéro Alien, maintenant disponible sur le shop.