Mark Angus raconte le design audio paranoïaque de Alien Isolation

Du Son dans les Veines

Alien Isolation reste à ce jour le meilleur rejeton de la licence à avoir touché l’orbite du jeu vidéo. Présenté comme une suite directe du classique de Ridley Scott, Isolation baigne dans l’horreur et la tension du film original. Mais au-delà de tout ça, c’est aussi (et surtout) une leçon en matière de design sonore.

Pour notre numéro Alien, nous nous devions d’entrer en contact avec Mark Angus, le lead audio designer qui nous a parlé du cri de l’Alien, de ces bruitages qui jouent sciemment avec la paranoïa, et des secrets de la mécanique du son. Lorsque vous parcourez les étages du Sebastopol — la station qui sert de théâtre aux événements du jeu, vous êtes envahis de sons minimalistes. Des grincements en tout genre, craquements métalliques légers et bruits électroniques qui forment une discrète symphonie dans le silence. « On était parfaitement conscient que dans un film d’horreur, le silence est une arme toute aussi puissante que les éclats de bruit. Le film original passe énormément de temps à créer cette atmosphère immersive dans le vaisseau, au point de faire de l’engin un personnage en lui-même » explique Mark, qui a passé beaucoup de temps à concevoir l’atmosphère sonique du Sebastopol, un écrin presque rassurant qui va subitement vous faire trembler lorsqu’un nouveau bruit inconnu surgira de nulle part. « Vous commencez à analyser chaque petit son sur le plan inconscient. Est-ce que j’entends juste le vaisseau, ou y a-t-il autre chose ? » explique le designer audio. 

Le truc avec Isolation, c’est que vous passez votre temps à vous demander si ce que vous avez entendu n’est pas l’Alien. Vous vous retournez sans cesse de peur qu’il soit dans votre dos — le moindre son qui ne vous est pas familier amorce cette réaction en chaîne que l’on appelle communément la paranoïa. Souvent il ne se passe rien, mais parfois, vous aviez raison de vous inquiéter. Le Xeno vous tombe dessus, et tous les sons deviennent à nouveau suspects, comme me l’explique Mark Angus. « C’est comme ça que fonctionne l’esprit humain. Lorsque vous vous réveillez au milieu de la nuit et que tout est silencieux autour, vous commencez à détecter des sons inhabituels. Est-ce que ça vient de chez moi ? Est-ce que c’est dehors ? Vous pouvez jouer avec cette réaction très humaine, en particulier lorsque vous faites un jeu vidéo qui mise autant sur l’immersion » poursuit le designer audio. Plus que jamais, le sound design devient chef d’orchestre de la tension du jeu. 

// JOUER AVEC LA PARANOÏA

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Mark a gagné plusieurs récompenses pour son travail sur Isolation. Il a par la suite travaillé sur de nombreux projets à licence réputés, comme Harry Potter, Fast & Furious et Silent Hill. « L’équipe a passé beaucoup de temps à créer des sons mécaniques qui pourraient être ceux de l’Alien. Parfois vous entendez un bruit distant derrière un mur ou dans un couloir, qui a des tonalités un peu animales, mais lorsque vous vous en rapprochez vous réalisez que c’est juste un moteur de ventilo. On jouait des tours aux gens en les rendant inquiets sur des choses qui ne sont pas vraiment là. On savait très bien à quel moment l’Alien allait surgir, et il y a des passages où on savait qu’il ne viendrait jamais, mais on faisait toujours en sorte de donner l’impression qu’il pourrait vous tomber dessus – c’est ce qui déclenche cette mécanique de peur chez le ou la joueur/se » raconte Mark. 

Le résultat, c’est que l’on passe le jeu tout entier — soit 20 bonnes heures, sous la menace d’une éviscération permanente. Et si la richesse audio y est clairement pour quelque chose, Mark Angus et son équipe ont toujours veillé à ce que cette dernière ne prenne jamais le pas sur cette tension omniprésente. « Beaucoup de jeux modernes mettent de la musique du début à la fin. Que ce soit dans les combats, l’exploration, vous êtes constamment nourri de ce contenu émotionnel qui passe par la musique. Ça veut aussi dire qu’on vous dit sans cesse quoi ressentir, et à quel moment. Mais les meilleurs jeux, les meilleurs films d’horreur sont selon moi ceux qui vous privent de ce surplus d’informations, en utilisant le silence et la quiétude » explique Mark. Si vous ne savez pas quoi ressentir, ça peut aussi vouloir dire que tout peut arriver. « Nous étions très agressifs sur l’idée de ne pas abuser de la musique, de ne pas abuser des sons et de plonger dans le silence des sections tout entières. Les moments de mutisme donnent aussi beaucoup plus d’impact aux explosions de bruit ». Si les excellents bruitages du jeu nous expliquent sans cesse que l’organisme du Sebastopol est habité, il nous rappelle aussi que nous sommes désespérément seul/e dans la peau d’Amanda Ripley.

// LA TENSION DU SILENCE

Isolation passe son temps à jouer avec cette idée que les lieux que vous visitez viennent d’être désertés, comme si vous arriviez systématiquement quelques minutes trop tard. Parfois, vous pouvez littéralement voir des silhouettes fuir au loin avant que les portes ne se ferment derrière elles. « Il y a beaucoup d’endroits que vous visitez où il apparaît clair que des gens étaient encore là très récemment – toute la tension découle de cette absence de ce que vous espérez voir » explique Mark, qui parle aussi du rôle de la direction artistique dans cette impression de solitude. « C’est un bagage abandonné à la dernière seconde alors que les gens cherchaient à s’échapper. Il y a plein de petites histoires comme ça qui sont racontées, notamment sur les enregistrements que vous pouvez écouter sur des dictaphones. On a même repris le petit oiseau à bascule du premier film, qui bouge encore au moment où vous le voyez. Tout est fait pour donner l’impression qu’il devrait y avoir des gens ici – mais il n’y a personne » poursuit Mark, qui s’est aussi énormément focalisé sur les sons d’Amanda Ripley elle-même. « Partant du fait qu’elle ne croise personne pendant un long moment, nous voulions renforcer cette sensation d’isolement en faisant ressortir les subtilités de chacun de ses mouvements, de ses pas lorsqu’elle marche, escalade ou rampe dans un conduit. Tout ça accentue cette sensation de claustrophobie. Dans les jeux à la première personne, le personnage a tendance à s’effacer, mais nous voulions vous rappeler que vous jouez Amanda. Par exemple, si elle est effrayée le débit de sa respiration augmente » explique le designer audio, pour qui il suffisait parfois d’accentuer l’essoufflement de Ripley pour instaurer les prémices d’une angoisse. « Parfois il n’en faut pas plus pour mettre les gens sous tension » explique Mark.

Dans le film original, le compositeur Jerry Goldsmith n’hésite pas à utiliser des bruits d’insectes (notamment une mouche) pour initier un voile d’anxiété. Musicien de légende à qui on doit aussi les partitions de Gremlins (S!CK #016), sa patte sonore a sans surprise servi de base aux compositions de Christian Henson, Joe Henson et Alexis Smith pour Alien Isolation. Néanmoins, ces grands fans d’horreur n’ont pas pu s’empêcher d’aller chercher leurs influences plus loin, comme l’explique Mark — « On avait un concept sur ce jeu que je voulais faire depuis des années, qui consiste à rendre hommage aux bandes-son de films d’horreur à travers les décennies. Au début du jeu, on a ces sons 70’s inspirés de Jerry Goldsmith, puis lorsque vous avancez il y a des références à John Carpenter, puis Hellraiser… On a fait le tour de nos films d’horreur préférés comme ça, et en avançant dans le jeu tu revis un peu les moments clés de l’histoire du genre horrifique au cinéma. C’était très fun pour nous, mais ça voulait aussi dire qu’on pouvait emmener la musique en voyage. Mais à chaque fois qu’on avait besoin de revenir aux fondements d’Alien, on retombait sur l’influence de Jerry Goldsmith ». Évidemment, la musique était dans le film de 1979 calée sur le montage, ce qui est impossible dans un jeu vidéo. Pour y remédier, Mark Angus et son équipe ont mis au point un algorithme de mixage en temps réel, réagissant à divers paramètres en jeu —« Nous avons créé un système dans lequel il y avait deux valeurs. La première s’appelle MENACE et l’autre DISCRÉTION. La jauge de menace correspond au niveau d’alerte de l’Alien et à la conscience qu’il a de votre présence. La jaune de discrétion correspond à la proximité à laquelle vous vous trouvez d’un adversaire sans qu’il ne vous repère. On jouait constamment entre ces deux jauges pour créer une atmosphère unique ».

// UN SOUND DESIGN LIÉ À L’ALIEN

Si l’Alien vous a repéré et s’approche de vous, la musique va devenir tonitruante, mais si vous vous approchez de lui sans qu’il ne vous voit, c’est une musique de tension qui va peu à peu s’accentuer. « En gardant le contrôle sur le son de l’atmosphère, celui du joueur et les différentes jauges de la musique, vous pouvez créer des compositions qui se rapprochent presque – presque, du cinéma. Sauf que c’est en temps réel. Il y a eu beaucoup de design, beaucoup d’expérimentations, et on n’aurait jamais pu y arriver sans le travail énorme sur l’intelligence artificielle de l’Alien, qui est de loin la plus avancée avec laquelle j’ai pu interagir. Chaque strate de cette IA était reliée à la partie du sound design, et je pouvais juste prendre chaque donnée, chaque niveau d’alerte et y associer des sons, c’était vraiment merveilleux » explique Mark, qui a aussi pensé à l’effet inverse — le risque avec une telle synchronisation, c’est que la musique puisse devenir prévisible. En réponse, l’équipe audio a créé une nouvelle palette d’accords pour chaque niveau comme l’explique Mark — « À chaque fois que vous entrez dans une nouvelle section, on retire tous les morceaux, et on en insère de nouveaux. De cette manière tout devient différent – les sons d’alerte, la musique de combat, la traque de l’Alien, tout ça est renouvelé ».  Plus que jamais, le sound design devient chef d’orchestre de la tension du jeu. « Si vous vous approchez de l’Alien, nous allons baisser les bruits ambiants et augmenter la piste de la respiration. Le moindre petit mouvement est massivement boosté au niveau du volume. Vous entendez chaque micro-geste, ce qui vous met à cran puisque vous vous inquiétez de la possibilité que l’Alien puisse l’entendre aussi – ce qui est le cas ! » explique Mark.

Je me suis longtemps demandé si l’Alien était capable d’entendre les journaux audio que l’on trouve un peu partout dans le jeu, ce à quoi Mark m’a répondu — « Oui », avec un grand sourire. C’est dans ce genre de détails que se cache le jusqu’au-boutisme du jeu, comme le raconte Mark. « Il y a tout un tas de bruits que l’Alien peut entendre, et ça fait partie de ces trucs pour lesquels le département audio s’est battu. L’une des choses que nous voulions c’était que l’Alien réagisse proprement au monde qui l’entoure – il peut entendre des choses comme votre respiration, le débit de vos pas, il utilise son ouïe comme une arme. J’ai dit à l’équipe que je n’aimais pas ces jeux où vous prenez soudainement une piste audio qui se joue en 2D dans votre tête. Vous pouvez vous balader et ça n’a aucune conséquence sur le monde extérieur – je n’aime vraiment pas ça, parce que ça peut parfois se chevaucher avec des phases de gameplay ou de combat. Pour moi ça brise une certaine réalité ». Le comble avec les enregistrements audio, c’est qu’ils vous sont utiles pour comprendre ce qui s’est passé dans le Sebastopol. Lorsque vous les écoutez, il y a ce petit compte à rebours agonisant qui apparaît à l’écran. « Vous pouvez très bien prendre les log audio et les écouter plus loin, mais le moins risqué est encore de les écouter sur place, directement sur le moniteur où vous les avez trouvés » poursuit le designer audio. « En réalité, vous pouvez même utiliser ces trucs-là pour attirer l’Alien, vous cacher et ensuite le contourner ».

➔  Extrait de S!CK #025. On plonge plus profondément dans les entrailles du Nostromo et de l’héritage biomécanique de Giger et Ridley Scott dans notre numéro Alien, maintenant disponible sur le shop.

Par Yox Villars // + Read More
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