Ce que La Chose d’un autre Monde disait du nôtre

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En 1951, The Thing from another World (La Chose d’un autre monde) révolutionnait le cinéma d’horreur et de science-fiction, avant d’être supplanté par le chef-d’œuvre de John Carpenter trente ans plus tard. Le film de Christian Nyby (ou de Howard Hawks ?) reste un fascinant objet d’étude des États-Unis des années 1950.

« [Quand j’ai reçu cette commande], je me disais — je ne peux pas refuser ça. Je n’étais pas anxieux de le refaire, à cause de mon amour pour lui. Mais je me disais — je ne peux pas faire mieux. Je peux le moderniser, mais je ne peux pas faire mieux ». Lors d’une interview donnée à Robert Osborne pour l’émission TCM Guest Programmer en 2011, John Carpenter a confié qu’avant de tourner The Thing — qu’il considère comme son meilleur film — il ne pensait pas pouvoir surpasser The Thing from another world (La Chose d’un autre monde), sorti en 1951. Le long-métrage de Christian Nyby était une obsession de longue date pour Carpenter (comme en témoigne sa présence au début d’Halloween lorsque la protagoniste Laurie le regarde dans son salon). Une information que nous confirmait Stuart Cohen, le producteur de The Thing dans les pages de S!CK #029. Lorsque The Thing arrive dans les salles obscures en 1982, il est haï par la critique. Aujourd’hui, le long-métrage est considéré comme l’un des meilleurs de son auteur… et l’un des plus grands films d’horreur de tous les temps. Mais Carpenter persiste : La Chose d’un autre monde (complètement oublié du grand public) est lui aussi un chef-d’œuvre.

Mais un chef-d’œuvre de qui ? Dès sa sortie, La Chose d’un autre monde de Christian Nyby semblait cacher quelque chose : le long-métrage aurait été réalisé par Howard Hawks. Un cinéaste de sa renommée ne pouvait cependant pas s’abaisser à faire de l’horreur, un genre peu considéré à l’époque. John Carpenter lui-même émet l’hypothèse que le film serait un « cadeau » de Hawks à Nyby pour avoir monté La Rivière Rouge (1948) en son absence. Plusieurs acteurs assurent qu’il en est le réel architecte, et la présence de Margaret Sheridan à l’écran corrobore cette version. La jeune mannequin trouvait là son premier rôle au cinéma, six ans après avoir été découverte par Hawks dans les pages de Vogue. Le cinéaste a payé pour sa formation d’actrice, persuadé qu’elle était une future star hollywoodienne (ce qu’elle ne deviendra pas). Son personnage est d’ailleurs une parfaite représentation de la « femme hawksienne » : une héroïne qui n’a pas peur du danger, indépendante des hommes qui la considèrent comme leur égal (exceptionnel dans le cinéma américain de l’époque). La construction et la rapidité des dialogues rappellent de toute évidence ceux de La Rivière Rouge, Les Grands Sommeils ou Rio Bravo. Qui de Hawks ou Nyby a réalisé La Chose d’un autre monde ? Probablement un peu des deux, et le résultat est l’un des pionniers de la science-fiction horrifique.

// PORTRAIT D’UNE NATION EN FEU

Dans la nouvelle Who Goes There? (1938) de John W. Campbell, que La Chose d’un autre monde et The Thing adaptent, la créature peut se transformer en homme ou en animal, rendant quasiment impossible son identification. Dans le film de 1951, Christian Nyby opte pour une toute autre approche : le monstre a des allures de Frankenstein et ne peut pas changer d’apparence. Ses mutations auraient été trop violentes pour l’époque et le film n’aurait pas pu échapper à la censure. Au contraire de The Thing, la menace ne peut donc pas se cacher et est a priori complètement identifiée… Mais l’est-elle vraiment ? En pleine période de chasse aux sorcières lancée par Joseph McCarthy, chaque américain est soupçonné d’être communiste et traitre à la nation. Nyby et Hawks reproduisent cette paranoïa constante dans un film qui s’inscrit en parfait miroir de son époque.

La non-présence de la Chose à l’écran questionne sur le véritable antagoniste du film. Est-ce le journaliste qui veut absolument dénicher un scoop, quel qu’en soit le prix ? Ou est-ce le scientifique nobélisé persuadé que « la connaissance est plus importante que la vie » ? Dès son introduction, Christian Nyby et Howard Hawks promettent un jeu de dupes. Avant l’arrivée de la créature, Le capitaine « se fait berner par des dames » et tout laisse penser qu’un des membres de cette expédition va causer la perte des autres. Mais lorsque l’équipe d’exploration est envoyée sur le lieu d’atterrissage d’un vaisseau inconnu, sans communication, sans renfort ni renseignement supplémentaire, le film bascule dans la critique acerbe de la société capitaliste, qui protège les puissants et abandonne ceux d’en-dessous. La Chose d’un autre monde reflète les angoisses liées à la communication défaillante et aux perfidies de ceux d’en haut : les informations vitales ne parviennent pas au gouvernement, qui laisse son équipe — et potentiellement le pays — dans les mains d’une catastrophe pourtant annoncée dès l’introduction. Les personnages expriment une désillusion totale face aux autorités, une trahison qui résonne particulièrement fort dans le contexte paranoïaque de la Guerre froide. La Chose d’un autre monde renforce l’idée d’un fantasme collectif : la guerre contre les extraterrestres symbolise une envie de confrontation encore plus grande que celle contre l’URSS. Heureusement, certains restent connectés au réel : le long-métrage est une ode au travail des « petits », des secrétaires, des militaires prêts à perdre la vie pour sauver celle de tout un pays abandonné par les autorités.

// SUGGÉRER LA PEUR

Dès les premières notes de la composition de Dimitri Tiomkin, l’inquiétude s’installe. Un piano tonitruant accompagne la marche des hommes à la recherche du vaisseau écrasé. C’est un premier avertissement, comme si le compositeur écrasait ses touches pour signaler l’abomination. C’est par sa mise en scène anti-spectaculaire que La Chose d’un autre monde a marqué l’histoire du cinéma d’horreur. Avec la multiplication de plans fixes et d’une caméra constamment collée aux protagonistes, Nyby et Hawks ont opté pour une mise en scène sobre, presque documentaire. Le sensationnalisme n’est jamais recherché, et les effets qui ont rendu The Thing aussi populaire manquent à l’appel. Cette obligation financière de cacher la créature a permis au cinéaste d’opter pour la suggestion constante : chaque porte, chaque couloir, chaque recoin de la base est terrifiant. Lorsqu’on découvre le corps d’un chien vidé de son sang, quelle autre possibilité que d’imaginer le pire, la violence la plus gratuite et insensée ? Cette technique sera reprise dans de nombreux films d’horreur, dont l’un des maîtres en la matière… un certain Alien de Ridley Scott (S!CK #025).

Pour des raisons financières également, mais aussi pour éviter une censure bien plus stricte qu’aujourd’hui, la violence n’est jamais visible à l’écran. La brutalité est reléguée hors-champ, pour amplifier l’angoisse par l’imagination plutôt que par la démonstration directe. Lorsque la créature assomme le prix Nobel qui pense pouvoir la raisonner, la scène est d’ailleurs nettement moins efficace (et même volontairement ridicule) que lorsqu’on entend les cris d’un membre de l’équipage, sans le voir mourir. La paranoïa hante l’équipage, que la photographie accentue encore. Jeux d’ombre et cadrage millimétré accentuent la peur, qui atteint son paroxysme lors d’une scène désormais mythique : lorsque la Chose ouvre une porte le menant droit dans l’équipage qui se tient dans la pénombre. Le jeu de clair-obscur du chef opérateur Russell Harlan apporte une noirceur sépulcrale à la scène, transformant la menace en analogie de la Mort et du désespoir.

Désespérée, l’œuvre ne l’est en revanche jamais. Malgré les difficultés posées par cet être « en tous points supérieur », La Chose d’un autre monde est une œuvre bien plus positive. Comme la majorité des films américains de l’époque, le long-métrage a d’ailleurs droit à une happy ending : là où Carpenter préférait laisser le spectateur sous l’emprise de la Chose, encore en vie et cachée sous les traits d’un des survivants. Nyby et Hawks ont fait l’inverse : la Chose est bien morte, et le petit équipage a survécu alors qu’il était abandonné par son gouvernement. Mais les personnages sont loin d’être infaillibles : le capitaine Henry commet une grossière erreur en faisant explorer la soucoupe, d’autres sont trop morts de peur pour attaquer… et tous sont particulièrement attachants. C’est ce qui fait de La Chose d’un autre monde un grand film. Lorsque l’horreur est absente, les nombreux bavardages et jeux des protagonistes attendrissent le spectateur. La légèreté est toujours de mise, qu’elle soit caractérisée par un humour masculin très peu subtil après quelques verres ou par les jeux sexuels de Henry et Nikki. C’est d’ailleurs cette dernière qui mène les hommes sur le bon chemin, en proposant de faire bouillir la Chose. Dans une époque exclusivement dirigée par les hommes, elle est un rempart contre l’ignorance collective. Le symbole de l’espoir américain face aux menaces extérieures, extraterrestres ou non. Car celles-ci reviendront. « Observez le ciel, où que vous soyez. Continuez à regarder. Continuez à observez le ciel ».

➔ On poursuit l’analyse sur The Thing aux côtés de l’équipe du classique de John Carpenter au sommaire de S!CK #029, un numéro cinéma de 272 pages

CRÉDITS/SOURCES
Par Adrien Roche // + Read More
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Magazine

S!CK présente le numéro Se7en

Fin des précommandes le 22 juin à 18h GMT+2

Vous qui lisez ces lignes, abandonnez toute espérance. Replongez dans la lente et minutieuse création de Se7en, le classique de David Fincher dont on a épluché les strates au sein d’un volume cinéma de 276 pages, conçu aux côtés du scénariste, monteur, sound-designer et d’une partie de l’équipe artistique qui a donné vie au classique.

Nous nous sommes replongés dans les prémices du script de Se7en aux côtés de son scénariste Andrew Kevin Walker, qui a spécialement exhumé de ses propres archives de multiples notes et recherches manuscrites sur les premières versions du script de Se7en. Au fil des +125 pages du dossier, on revient aussi sur le découpage ciselé du film avec Richard Francis-Bruce (Monteur), on décortique le processus et l’impact universel de l’introduction du film avec Kyle Cooper (Title Designer), le bruit de la pluie et la science du sound-design aux côtés de Kim B. Christensen (Sound Effect Editor), sans oublier les décors sordides et effets spéciaux macabres avec Barry Chusid (Assistant Art Director) & Margaret Beserra (Équipe des Effets Spéciaux).

SPÉCIFICITÉS ET CONDITIONS D’ENVOIS // 276 pages sans publicité – Langue française – 170 x 230mm – Dos carré collé sur papier 150gr – Impression offset française – Couverture semi-rigide, finitions soft touch – Couverture recto/verso inédite de Shawn Sheehan – Sortie estimée Juillet 2025 // Expédié par nos soins & livraison partout dans le monde. (Voir nos conditions d’envois).

S!CK #031 (CLASSIQUE) - Le numéro Se7en
18,50€
S!CK #031 (COLLECTOR) - Le numéro Se7en
28,50€ 30,00€

➜ ÉDITION COLLECTOR LIMITÉE // Pour plonger dans l’univers créatif de Se7en, nous avons imaginé avec l’artiste Shawn Sheehan un visuel de couverture doublement extensible qui s’étale sur 60cm. Ce dernier se déploie dans une édition collector limitée qui profite également de finitions cuivre sur toutes les faces de la cover, ainsi que d’un bandeau de sur-cover détachable au visuel (infernal) alternatif. Vous trouverez également un marque page recto/verso inédit signé Nicolas Bazin ainsi qu’un deck de 6 cartes à collectionner illustrées par Sévan Grand. Uniquement le temps des précommandes, les 100 premières éditions collector vendues profitent d’un Ex-Libris numéroté et signé par les artistes et intervenants de S!CK #031.

➜  CRÉATIONS & INTERVIEWS FLEUVE // Dans ce numéro, nous avons exploré la cross-culture sous l’angle du cinéma en partant au contact d’artistes et créateurs d’oeuvres comme L’Échelle de Jacob (Bruce Joel Rubin), Mars Express (Jérémie Périn, Laurent Sarfati, Fred Avril, Philippe Monthaye), The Substance (Stanislas Reydellet, Raffertie), Maxxxine (Eliot Rockett) ou encore Scavengers Reign (Sean Buckelew). Pour cet opus, nous avons travaillé avec de multiples artistes (Jacque, K. James Duval, Loïc Lusnia, Nicolas Bazin, Przemysław Berestko, Sevan Grand, Shawn Sheehan & Synopsies) qui ont parsemé nos longs formats de créations inédites.

 

➜ LE CINÉMA IMMORTALISÉ // Chaque numéro, on encapsule les liens entre jeux vidéo et cinéma aux côtés des créateurs/trices. Notre but ? Préserver ce savoir et immortaliser la cross-culture dans un artzine de collection qui traite ses sujets en profondeur et donne une parole sans limite à celles et ceux qui font le cinéma (numéros impairs) et les jeux vidéo (numéros pairs). S’abonner c’est soutenir notre démarche, et recevoir les futurs opus en avant-première. Nos précédents volumes cinéma explorent le médium à travers des contributions inédites des créateurs/trices de The Thing, Hellraiser, The Lighthouse, Poor Things, Dark City ou Event Horizon.

En optant pour la décision risquée de basculer S!CK en parution quadrimestrielle (tous les 4 mois), nous voulions d’abord nous octroyer plus de temps pour être à la hauteur de notre vision. À l’heure où le dématérialisé et la culture de l’instantané semblent l’emporter, nous voulons avancer toujours plus loin dans la direction opposée en proposant un objet papier persistant et rempli d’humanité, aux finitions soignées. Merci de continuer à nous pousser dans cette démarche de minutie et de préservation. Avec vous, nous voulons désormais utiliser au mieux ce temps pour travailler avec les créateurs/trices — échanger, partager, et faire de chaque incursion dans le Vortex quelque chose de spécial.

➔ Quand vais-je recevoir ma précommande ?
Une fois votre précommande validée, vous recevrez un premier mail de confirmation. Un second mail vous sera envoyé au moment de l’expédition finale de votre commande. Les précommandes pour S!CK #031 se terminent le 22 juin 2025 et le magazine partira à l’impression dans la foulée. Nous espérons expédier les exemplaires courant juillet.

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De l’impression jusqu’à l’expédition finale, vous pouvez suivre les étapes de chacun de nos projets sur notre Journal de Bord.

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Oui ! Les frais de port seront adaptés à la zone géographique dans laquelle vous résidez. Si vous souhaitez offrir le magazine à quelqu’un, vous pouvez télécharger et imprimer notre carte cadeau ici.

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Nous faisons notre maximum pour que les magazines traversent sans encombre l’étape du transport, y compris sur les longues distances. Les magazines sont conditionnés en enveloppes bulles, colis suivi doublement renforcés ou avec des coins mousse selon la taille de votre commande. Le détail de nos conditions d’envois se trouve juste ici.

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Par Pharmacien du Culte
Tous les premiers mercredi du mois, on part à la rencontre des créateur/trices du cinéma et du jeu vidéo au sein d'une newsletter cross-culture qui prolonge les réflexions du magazine. Ce mois-ci, on discute avec le concept artist d'Alien Romulus, Blade Runner et Fondation !