Le lien qui unit Batman à la ville de Gotham a toujours été une partie essentielle du personnage de Bruce Wayne. Plus qu’un vigilante, le justicier masqué est souvent montré en adéquation parfaite avec sa ville. Lors de la conception de notre numéro #022, nous avons discuté de ce rapport particulier avec James Chinlund, chef décorateur du film de Matt Reeves.
« Lorsque vous prenez tout ce qui a déjà été fait sur Batman, il y a vraiment de quoi être intimidé » raconte James Chinlund. « Il nous fallait trouver un nouvel espace d’expression, qui soit à la fois familier, mais aussi nouveau. Et c’est pour moi le génie de Matt Reeves sur ce film. Il n’a pas abordé Bruce sous l’angle de sa première année, mais plutôt l’année 2 ou l’année 3, ce qui ajoute une certaine profondeur à son périple. Il a cette jeunesse, cette naïveté qui est un excellent point de départ. Batman commence tout juste à apprendre, comprendre qui il est, pourquoi il s’est lancé sur cette mission ». Il est clair que les prémices du justicier ont déjà été explorés dans un comics de légende. Écrit par Frank Miller et sorti en 1987, Year One explore les premiers balbutiements de Bruce derrière le masque, alors âgé de 25 ans. Au détour des sombres ruelles de Gotham, il fait la rencontre de Jim Gordon, un agent de police qui tente lui aussi de trouver sa place au sein d’une hiérarchie pourrie jusqu’à la racine. Une œuvre majeure, qui a influencé Matt Reeves au même titre que son chef décorateur.
On retrouve dans les décors du film quelques traces du coup de crayon crasseux et suffocant de David Mazzucchelli. « De mon point de vue de designer, je pense que Frank Miller a toujours été une massive influence dans ma vie. J’adore Year One, ses idées et surtout le ton général, comme le développement de Catwoman par exemple. Le monde de Selina dans le film en est grandement inspiré ! L’ambiance, l’atmosphère visuelle du film est en quelque sorte née de cette vision sombre, graveleuse et sale de Gotham que j’adore vraiment ». Dans le milieu d’Hollywood depuis plus de vingt ans, James Chinlund a déjà exercé ses talents sur La Planète des Singes, Avengers, Requiem for a Dream… Et bien évidement, The Batman. Pour créer l’atmosphère si particulière de Gotham, le chef décorateur de Matt Reeves a puisé dans un réalisme gothique très européen. Il y a des morceaux de Liverpool, d’autres de Glasgow, mais aussi des villes américaines comme Chicago et bien évidemment New-York. « Matt voulait vraiment donner la sensation qu’il puisse s’agir d’un endroit réel » raconte le production designer.
// UN HÉROS EN CONSTRUCTION
« Mais la vraie question que je me suis posée, c’est pourquoi ? Pourquoi cette ville est-elle aussi dangereuse ? Je voulais utiliser le champ visuel pour raconter le dysfonctionnement de Gotham. Dans la silhouette de la ville, on peut voir tous ces bâtiments inachevés, qui créent des formes magnifiques. Je voulais qu’on puisse voir à quel point Gotham est brisée, souligner ses tentatives de renouveau qui se font rapidement balayer par cette corruption ambiante, qui aspire tout l’argent et laisse dans son sillage des carcasses d’immeubles en chantier. Les villes américaines ont toutes plus ou moins le même âge, et vous pouvez voir les couches d’histoires empilées les unes sur les autres. C’était important pour moi de les confronter ». L’endroit où Bruce Wayne allume son fameux Bat-Signal parachève cette analogie entre le Chevalier Noir et sa ville de prédilection. L’immeuble où Bruce donne rendez-vous à Jim Gordon est en construction. C’est un chantier en cours, comme Batman lui-même.
« J’adore cette analogie, qui reflète bien l’idée centrale du design sur ce film. Quand je pense à Anton Furst qui était production designer sur le film de Burton, je me souviens que sa vision de Gotham m’avait énormément inspiré dans ma jeunesse. Mais lorsque c’était à mon tour d’imaginer Gotham, je me suis dit que ça ne pouvait pas ressembler à ça parce que ça ressemble à un fantasme de l’imaginaire. Ça ne ressemble à rien de ce qui se trouve dans notre monde. Je voulais intégrer un élément d’architecture gothique, tout en ajoutant ces immeubles qui confèrent à la ville cet aspect de masse osseuse squelettique et dangereuse. La volonté de mettre Batman au sommet d’un de ces gratte-ciels inachevés reflète l’état de Gotham, mais aussi le fait qu’il soit lui-même un Batman inachevé ! ». Il y a dans chaque coin de rue cette tension, une explosivité qui colle parfaitement avec l’état d’esprit du jeune justicier. Le prédateur nocturne est en adéquation parfaite avec son habitat naturel.
// RECRÉER LA BATCAVE
C’est d’ailleurs ce qui a poussé Matt Reeves et James Chinlund à rapprocher Batman du cœur battant de Gotham, loin de son habituel manoir. Un autre très gros parti pris, qui bouscule la légende du Dark Knight. « J’ai toujours été dérangé par cette idée que Batman puisse vivre dans un manoir excentré, quelque part dans la banlieue de Gotham » explique Chinlund. « Si j’étais Batman, je voudrais être au cœur de la ville, au cœur de l’action. La tour Wayne était la clé. Du haut de la tour, Bruce peut voir toute la ville, et toute la ville peut le voir. Je trouvais très cool l’idée que ce monument de la fortune familiale puisse être complètement vide, laissant Bruce vivre au sommet de cette tour abandonnée ». C’est aussi la raison pour laquelle la Bat-Cave a été relocalisée dans une station de métro abandonnée, comme nous l’a expliqué James. « Je me suis dit que ce serait étrange qu’une grotte puisse se trouver là. Il existe une station de train sous l’Hôtel Waldorf, où ils gardent un train pour évacuer le président des États-Unis au cas où il y aurait une attaque. Je me suis dit que c’était vraiment une idée vraiment cool, et que les Wayne étaient probablement assez riches pour avoir leur propre station juste en dessous de la tour. C’était une bonne manière de recréer cet espace proche d’une caverne, tout en restant ancré dans un principe de réalité ».
La question du manoir excentré des Wayne s’est déjà posée par le passé, notamment dans les jeux vidéo comme Arkham Asylum ou Arkham Knight, qui possèdent tous des Bat-Cave secondaires, nichées au cœur de Gotham afin d’éviter aux joueurs tout trajet inutile. C’est aussi une manière de remettre Batman au centre névralgique de l’histoire. « Je n’ai jamais joué aux jeux, mais je suis d’accord avec cette vision ! » raconte James Chinlund. « Batman dans la banlieue peut donner l’impression de ce riche qui n’est pas vraiment investi dans sa ville. J’aime bien l’idée qu’il puisse errer comme un vagabond dans les rues de Gotham, qu’il puisse littéralement aller faire ses courses à pied, ressentir les émanations et le tissu qui constituent cette ville ! ». Le film ne fait que souligner une réalité constante dans les adaptations du Chevalier Noir. Il n’y a pas de Batman sans Gotham. Et il n’y a pas de Gotham sans Batman.
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