L'architecture de Shadow of the Colossus, entre surréalisme et pragmatisme

Vertiges de l'Architecture

L’architecture est au centre de Shadow of the Colossus — qu’elle soit dans les imposant d’édifice tirés d’une peinture, dans ces temples d’inspirations Indonésiennes et Sud-Américaines qui se fondent dans la nature hostile, ou même dans les colosses eux-mêmes qui sont envisagés comme des édifices mouvants. Entre surréalisme et pragmatisme, nous avons discuté plus en profondeur de l’importance des courbes architecturales avec l’artiste Mak Malovic, qui occupait le rôle d’architecte en chef sur le magnifique remake de Bluepoint.

Une longue discussion qui n’a cessé de nous faire réaliser le sens d’une architecture tout sauf cosmétique. En réalité, c’est même tout le coeur du sujet.  « Lorsqu’on a commencé à recréer Shadow, le jeu était déjà assez ancien. La moindre texture était floue, en basse résolution, la géométrie était simplifiée » me raconte Mak, pour qui le défi technique du remake n’a pas été de tout repos. Car il ne faut pas oublier que l’on parle d’un jeu PlayStation 2, dont certaines gravures n’étaient même pas en trois dimensions. Il ne s’agit pas simplement de prendre des éléments existants et de les rendre plus beaux, mais de créer une quantité pharaonique de nouveaux détails. En clair, de proposer une extension drastique tout en restant fidèle à la vision originelle — un travail on ne peut plus délicat, comme me le confirme Mak. « Nous essayons de nous projeter pour comprendre à quoi ça pourrait ressembler sous les standards techniques plus récents, d’autant plus que c’est un jeu vraiment unique. Il n’y a pas eu de suite. Sauf The Last Guardian, qui est sorti pendant qu’on travaillait sur Shadow, et pour moi c’était une mine d’or ». Poussé par la splendeur des cathédrales virtuelles engendrées par la Team Ico sur leur troisième jeu, Mak Malovic et les artistes de Bluepoint ont pris une véritable bouffée d’oxygène. Tout est devenu soudainement beaucoup plus clair à leurs yeux, d’autant plus qu’ils disposaient d’un accès privilégié par l’intermédiaire de Sony. « Ça venait du même studio, et le jeu partage beaucoup avec l’univers architectural de Shadow of the Colossus mais cette fois en haute définition. Ça nous a donné des idées — on a également eu accès à beaucoup de leurs fichiers originaux, qu’on a pu disséquer, comprendre et digérer pour l’appliquer à la géométrie du remake. Ça m’a énormément aidé » poursuit l’architecte. 

Il suffit de perdre ses yeux sur la somptueuse version PlayStation 4, découvrir le foisonnement de chaque sanctuaire, de chaque bâtisse pour comprendre que le travail de Bluepoint ne relève pas de l’artisanat, mais bien de l’artistique pure. Quelque chose qui n’est pas forcément toujours reconnu à sa juste valeur lorsque l’on parle de remake. L’un des exemples les plus manifestes de ce travail d’orfèvrerie n’est autre que le pont, ce véritable chef-d’œuvre d’architecture virtuelle qui encapsule toute la grandeur et la vulnérabilité dans Shadow of the Colossus. Déjà dans le jeu original, l’édifice s’impose de lui-même comme un monument à l’aura surnaturelle, à la fois complexe et d’une terrible simplicité, reliant l’enclave des terres exilées au monde des vivants. Adoptant la forme d’une vague figée dans l’éternité, il suffit d’en faire disparaître un seul bloc à la base de ses piliers pour le voir s’écrouler comme un jeu de dominos. Un pont qui est tellement important, tellement imposant, qu’il a servi de fil rouge à presque tout processus de création du remake.

// PERSPECTIVES RENVERSANTES

« Il a pris peu à peu vie au fil du projet » m’explique Mak. « Par exemple, les fondations ont été posées très tôt dans le développement. Dès le départ j’ai travaillé sur des piliers en forme de T que l’on trouve dans l’arène du second boss. À ce moment-là j’essayais encore pas mal de choses, je voulais voir ce qui pouvait fonctionner ou pas. Nous avions beaucoup de concepts qui ont aidé, mais à ce stade c’était encore pas mal d’expérimentations, et les piliers nous ont servi de base pour le reste ». Mak me raconte avoir utilisé les petits sanctuaires de repos pour établir le langage architectural du jeu entier. « Si tu scrutes attentivement le pont, il y a beaucoup d’éléments qui sont empruntés de la complexité de ces sanctuaires, que l’on retrouve décuplés, allongés, retexturés » poursuit l’artiste, pour qui les bâtiments se sont avant tout nourris les uns les autres. « Pour la partie supérieure du pont (qui s’écroule à la fin du jeu) c’était une autre affaire. Tout ce qui est animé, qui a besoin de bouger, ou d’être brisé doit être pensé de manière différente, car il faut aussi penser à la façon dont il sera fracturé. C’est donc ce qu’on a fait en tout dernier ». 

Ce qui est intéressant avec le pont, c’est qu’il capture d’une certaine manière toute l’essence de l’architecture dans Shadow of the Colossus, et c’est encore plus vrai lorsque l’on parle du Shrine of Worship — ce monumental sanctuaire aux allures de château qui nous capture le regard à plusieurs kilomètres, trônant au coeur de cette contrée retirée. Un travail en binôme pour Mak qui s’est chargé de l’intérieur, alors que l’extérieur était entre les mains de l’artiste Luis Ramirez. « Ce sanctuaire était un monstre. On ne faisait qu’y revenir, prendre des pauses et partir sur autre chose, pour essayer de s’y remettre avec un œil plus frais. Mais c’était un travail colossal. Génial ceci dit ! C’était vraiment un point focal tout au long du jeu, qui a avalé un nombre incalculable d’heures de travail. C’était vraiment stressant, surtout la partie extérieure – il y a eu tellement de versions différentes de cette façade, et nous étions focus sur cette idée de rester fidèle à la vision du jeu original » m’explique Mak, qui confirme que d’une certaine manière, le sanctuaire central fait office de synthèse gigantesque.

// LA SYNTHÈSE DU SANCTUAIRE

Des éléments des quatre coins de la carte sont matérialisés dans cet unique temple à l’opulence infinie, qui enferme en son sein les influences des artistes de la Team Ico, mais aussi du remake de Bluepoint. On peut notamment y trouver des traces de civilisations sud-américaines comme les Mayas. « J’ai fini par écumer beaucoup de références du monde réel, comme des temples indonésiens. Tout en haut de ma mémoire, je pense tout de suite à des temples incas ou indiens que j’ai longtemps étudiés. Je me souviens avoir passé des jours entiers à les observer avant même de commencer quoi que ce soit. Ceci dit ce n’est pas toujours très clair dans le jeu final — tu vas finir avec un élément d’une pièce, puis de l’autre, et les combiner vers quelque chose de nouveau. J’ai trouvé surtout intéressant de faire un parallèle entre l’architecture indonésienne et celle de Shadow of the Colossus, il y a quelque chose dans ces blocs de pierre géants, ces façades très détaillées, le rythme général des courbes qui correspond bien au ton du jeu » m’explique Mak, qui m’a aussi beaucoup parlé de la Birmanie. 

Évidemment, l’idée n’était pas de reproduire un style ou un autre, mais de laisser beaucoup d’influences se confondre, sans jamais s’éloigner du carcan tracé par Ueda. « À chaque fois que l’on faisait quoi que ce soit, on devait s’assurer de ne pas aller trop loin, et de ne pas changer le look » m’explique Mak, dont l’équipe a rejeté beaucoup de concept arts. Une chose qui colle plutôt bien avec l’idée des temples indonésiens, c’est cette manière dont la végétation s’entremêle aux constructions, l’opulence de cette flore dominante qui soulève les dalles ancestrales et éreinte peu à peu les murs. Il y a ce clash constant entre la symétrie des lignes et les courbes de la roche — exactement comme sur les colosses eux-mêmes. Une idée que l’on retrouvait déjà dans la direction artistique de Flashback, un jeu sorti en 1992 que Ueda a souvent cité en référence. On y perçoit une certaine beauté qui existe au sein des choses usées par la flétrissure du temps. C’était d’ailleurs l’essentiel du travail de Mak sur le jeu — simuler l’érosion des siècles sur chacune de ses créations. « Tu commences toujours par la version intacte de l’objet. Puis une fois que tu as cette base, tu la brises, la fractures et la détériores en suivant les règles de la nature » m’explique l’architecte. 

Encore une fois, on pourrait renouer avec un concept très japonais — celui de la philosophie zen et ses préceptes, qui célèbrent le lien avec la nature (Shizen), la simplicité (Kanso), l’asymétrie (Fukinsei), la liberté (Datsuzoku) et le goût pour les objets marqués par le temps (Koko). Autant de piliers dans l’idéologie du jeu que nous offre Fumito Ueda. « C’est quelque chose dans lequel j’ai puisé sur Shadow of the Colossus, mais je me rappelle surtout m’en être servi dans mon travail sur Ghost of Tsushima. Cette philosophie était vraiment un point central » m’explique Mak, qui a également travaillé sur les environnements de ce jeu plongé dans un Japon féodal. « Mais je pense que ça va même plus loin que ça, c’est une philosophie que chaque artiste, chaque créateur se doit de suivre sur chaque jeu, car cet essentialisme, cette manière de voir le monde se retranscrit tellement bien en matière de game design. Vous vous devez d’ajouter un rythme chaotique à la nature qui vous entoure, et pas forcément une symétrie parfaite. Dans beaucoup d’endroits de Shadow les éléments sont parallèles, avant que l’on introduise cet élément d’asymétrie en créant de l’érosion sur un pilier, ou des dommages sur les constructions » me décrit Mak, qui cherchait constamment cette dissonance. « C’est ce qui rend les environnements vivants, et surtout vécus. C’est intéressant de chercher le déséquilibre, ça donne aux mondes fictifs plus de cachet, plus de caractère ».

// LA RECHERCHE DU DÉSÉQUILIBRE

L’une des raisons qui rend l’influence de Shadow of the Colossus aussi vivace encore aujourd’hui, c’est qu’il est peut-être le seul à appliquer cette philosophie de manière aussi jusqu’au-boutiste. Il y a une radicalité dans chaque décision prise, dans chaque geste entrepris. L’architecture n’y échappe évidemment pas, mais si nous avons évoqué son ancrage dans les références et modes de pensées du monde réel, il ne faut pas pour autant en oublier toute sa portée imaginaire. En fait, c’est même tout le cœur du sujet. Dans l’œuvre de Fumito Ueda, la réalité n’est qu’un vague point d’attache, une ancre que le créateur jette au milieu d’un océan de surréalisme pour que l’on puisse se raccrocher à quelque chose de tangible. La clé se trouve dans les méandres de l’imagination. On parle avant tout d’un homme qui a créé un jeu dont le cœur battant s’articule autour d’un château (Ico), sans jamais en avoir visité un seul. D’un homme diplômé des Beaux-Arts à Osaka, qui s’est spécialisé dans l’art abstrait. Pour Ueda, le monde réel est un mirage qu’il convient de voir disparaître à la moindre occasion. Les temples indonésiens dont s’est inspiré l’équipe du remake (et dont on parle dans notre grand dossier) sont au moins aussi importants que l’architecture surréaliste de Giorgio De Chirico, ce peintre d’origines grecques aux lignes vertigineuses, dont le chef-d’oeuvre La Nostalgie de L’infinie avait servi de modèle aux somptueuses jaquettes japonaises et européennes d’Ico. 

On retrouve toute la géométrie de Chirico, ses tours qui culminent dans les cieux, ses arches sublimes, moulins et aqueducs qui tiraillent les inspirations gréco-romaines jusqu’à en défier les lois de la raison. « Pour la cathédrale principale, je me souviens avoir été très inspiré par une peinture classique de la Tour de Babel de l’artiste Pieter Brueghel » me confie Mak, en citant notamment cet escalier en spirale vertigineuse qui permet de relier le sommet au pont des terres interdites. On reconnaît bien aussi dans les décors d’Ico et de Shadow of the Colossus la fabuleuse influence du dessinateur et architecte français Gérard Trignac, ce tortionnaire des perspectives dont Ueda a déjà vanté les oeuvres renversantes, et notamment une série de prisons fictives à vous décrocher les rétines. Les visions chaotiques de Trignac, faites de bâtisses amalgamées, de donjons sépulcraux et de châteaux enchevêtrés les uns sur les autres ont notamment inspiré Hidetaka Miyazaki et les artistes de From Software pour The Ringed City, l’extension apocalyptique de Dark Souls 3 (S!CK #021). Fumito Ueda a hérité de cette idée que toute forme d’architecture dans son jeu n’était pas obligée de faire sens. L’abstraction y avait aussi un grand rôle à jouer. C’est probablement la raison pour laquelle une si grande étrangeté s’en dégage.

// DE GIORGIO DE CHIRICO A GERARD TRIGNAC

Comme si dans un sens l’humain n’était pas supposé parcourir ces structures qui nous laissent pantois. La physicalité des choses est parfois absurde, mais c’est justement le but. « Tu es en train de me rappeler toutes ces choses auxquelles je pensais constamment, c’était tellement délicat. C’est un monde magique, fantastique, avec une architecture qui est effectivement magnifique et vibrante, mais qui parfois n’a aucun sens sur la manière dont elle est construite » raconte Mak Malovic. « On a cette tendance dans les jeux vidéo à vouloir rendre les choses très réalistes et ancrées, et surtout leur donner du sens, surtout lorsque vous ajoutez un tel niveau de détails et de réalisme dans les textures. Il fallait que ça ait un minimum de sens, et tout le travail était ensuite de balancer ce réalisme avec la nature fantastique du monde. Le pont est un bon exemple de ça — comment ont-ils pu construire un tel édifice ? » se demande l’architecte, avec qui je partage mon feeling sur la cité oubliée du colosse XIV, un lieu qui m’avait hanté d’interrogations dès ma toute première partie. On y découvre une série d’édifices qui ne semblent régis par aucune logique. Des piliers au milieu de nulle part, des escaliers qui ne mènent à rien, un étrange couloir… Est-ce des douves ? Un marché ? Est-ce au moins humain ? 

Il m’a fallu plusieurs années pour réaliser que toute la ville est construite dans une pure logique de game design. Les piliers sont là parce qu’ils doivent tomber dans un certain ordre et ouvrir un passage à Wander. C’est tout ! Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus important — derrière toutes les inspirations, l’architecture de Shadow of the Colossus est avant tout là pour servir une fonction. Grimper sur des colosses, servir un gameplay. Pour Fumito Ueda, tout est une question de design. Il l’a martelé en interview, presque tout ce qui existe dans ses jeux peut trouver une explication pragmatique. La fourrure de ses titans sert à escalader. Si Ico a des cornes, c’est pour qu’on puisse le reconnaître sur les plans lointains. Le brouillard ? Il sert à masquer la faible distance d’affichage sur PlayStation 2. Pour autant, je refuse de croire que la poésie et le mystère qui découlent de tous ces choix ne sont que des effets secondaires. C’est la beauté des jeux de Ueda — le gameplay et l’atmosphère s’enrichissent l’un l’autre. La fonction est double. « Pour moi le gameplay et le game design passent avant. On peut créer quelque chose de magnifique, si la solidité de l’expérience de jeu ne suit pas, personne n’aura envie d’y jouer ».

➔ On plonge dans la genèse, les mythes et la symbolique du classique de Fumito Ueda dans notre numéro Shadow of the Colossus. +70 pages à lire dans S!CK #026 disponible sur le shop.

Par Yox Villars // + Read More
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