Miskatonic ou l'art de rependre l'oeuvre cosmique de Lovecraft

L'ivresse du Regard

La première fois que vous avez entendu parler de Lovecraft ce n’était pas dans un grand média. Ce n’était pas non plus sur une affiche à Hollywood. C’était probablement un ami, quelqu’un de proche. D’une bouche vers une oreille : voilà comment les entités cosmiques d’Howard Phillips Lovecraft se sont répandues durant de nombreuses décennies, alors que les abominations de l’auteur appartenaient encore à une contre-culture nerd et dissidente.

Et on ne parle même pas du vivant de Lovecraft, qu’il a passé dans un anonymat assez relatif. Ironiquement, Howard Phillips Lovecraft n’a jamais été aussi présent dans la culture qu’il ne l’est aujourd’hui. Ces dernières décennies, de nombreux artistes, écrivains, cinéastes, musiciens et game-designers ont véritablement démocratisé les écrits du maître de Providence, en citant ses Grands Anciens directement dans leurs travaux, ou en donnant un nouveau souffle à son horreur cosmique. Mais dans cette effervescence créative, on oublie souvent de citer la deuxième source de son exceptionnelle longévité. Celle qui perdure depuis plusieurs décennies : sa communauté. Il y a autour des oeuvres de Lovecraft un élan fédérateur des plus profonds. Quelque chose qui touche à l’aspect communautaire, et qui n’existe que pour une poignée d’auteurs. Des passionnés, artistes et organisateurs d’événements, qui ont aussi permis à la cosmogonie du maître de se répandre comme un indicible virus dans la conscience collective. En France, l’association Miskatonic se dresse comme une valeur montante de cette communauté lovecraftienne. Fondée par Guillaume Sowinski, elle multiplie les initiatives pour que les visions cosmiques et cauchemardesques de l’auteur continuent à prospérer. On a discuté de cet esprit avec son créateur, accompagné de Bruno Cariou, son directeur artistique.

Depuis quelques années, l’association Miskatonic est très active dans sa manière de répandre l’héritage massif des oeuvres d’Howard Phillips Lovecraft. « J’ai créé l’association Miskatonic avec le soutien d’un petit noyau d’amis pour pouvoir proposer des webinaires, des rencontres avec des auteurs, des projections de films et bien d’autres choses » nous explique Guillaume Sowinski. « Le miracle des réseaux sociaux et des amitiés a fait que le projet a pris un peu d’ampleur et nous a permis de faire grossir les rangs de l’association. Je connais bien Lovecraft et ses textes, mais je ne prétends pas du tout être un grand spécialiste. Cependant je suis curieux et j’essaie de trouver les personnes les plus aptes à répondre aux nombreuses questions que je me pose sur son œuvre, sa place dans la littérature et la culture moderne ».

// LE SOCLE D’UNE COMMUNAUTÉ

Cette réflexion est partagée au plus grand nombre lors de nombreux événements, en ligne ou physiques, qui s’attardent autant sur les textes originaux de Lovecraft (ils proposent des lectures de nouvelles et soutiennent des traductions), que sur son héritage dans la culture pop moderne. « On adore la culture pop ! Elle est une excellente porte d’entrée vers l’œuvre de HPL. Qu’on aborde Junji Ito, Bloodborne ou encore Metallica, on se rend compte qu’on finit toujours par parler de Lovecraft. Une fois qu’on a conduit les gens à franchir cette première porte, on peut les amener plus facilement à s’intéresser à l’individu et son œuvre littéraire » explique Guillaume Sowinski.

S’il jouit aujourd’hui d’un regain de popularité, l’héritage de Lovecraft est longtemps resté marginalisé. Pourtant, le nom de Lovecraft n’a jamais quitté les cercles d’initiés. « De August Derleth à Jacques Bergier pour la France, de grands noms ont permis de maintenir en vie et de diffuser l’œuvre de Lovecraft » explique Guillaume Sowinski. « L’occasion de tirer mon chapeau à Vincent Martini un autre passionné qui réalise un travail admirable autour de la correspondance de Lovecraft et sa traduction ». Un autre artiste qui a à coeur la transmission de l’héritage de Lovecraft n’est autre que Bruno Cariou (aka Nosko), illustrateur et linograveur à qui on doit une partie de l’identité visuelle de l’association Miskatonic (il en a créé le logo, la carte de membre, les badges et l’habillage réseau). Dans ses oeuvres, Bruno Cariou fait preuve d’un jusqu’au-boutisme qui force le respect. Très poussé en termes de recherches et de références, le travail de Bruno Cariou transpire l’hommage. « J’avoue consacrer pas mal de temps aux recherches, notamment historiques avant de faire une illustration. Lovecraft lui-même s’inspirait souvent de la réalité pour étayer son œuvre » nous explique l’artiste.

// LA TRANSMISSION D’UN HÉRITAGE

« Cette approche historique vaut surtout pour mes représentations du panthéon lovecraftien » nous prévient Bruno Cariou. « Illustrer Cthulhu, Hastur ou Yog-Sothoth, me mènerait sans doute à la folie ! C’est pour cela que nombre de mes illustrations ressemblent plus à des dessins d’une statue de Cthulhu, qu’à Cthulhu lui-même. Il y a quelque chose de très mouvant, de très hybride, mélange d’insectes, de crustacés voir de végétaux dans les entités lovecraftiennes. A contrario, je trouve les humains très construits, quasiment tous universitaires ou scientifiques à l’esprit stable (au moins au début), cimenté par leur culture, ceint de leurs certitudes ». C’est cette dualité entre rigueur et anarchie qu’on retrouve aussi dans les créations de Bruno Cariou, qui apporte lui aussi un point de vue très interessant sur l’aspect communautaire des oeuvres de Lovecraft. « Pour moi le plus grand héritage de Lovecraft c’est un esprit de communauté. Chacun de ces coreligionnaires s’empruntait, se citait, se faisait don de tout élément étayant la construction du groupe. Une sorte de maison Picassiette faite des tessons des œuvres des autres. On retrouve facilement cette vision de partage dans ce qui conviendrait d’appeler la Communauté lovecraftienne ».

À la lumière de la décennie 2020, il est indéniable que Lovecraft ait exercé une influence énorme sur des canons de notre culture. C’est même tout l’objet de la réflexion de notre numéro #018. Pourtant, les grosses productions autour de ses textes semblent toujours en difficulté. Tolkien a eu Peter Jackson, Stephen King fait l’objet d’un nombre colossal d’adaptations. Mais Guillermo Del Toro a eu toutes les peines du monde pour concrétiser son film sur Les Montagnes Hallucinées, qui n’est pour l’instant pas près de voir le jour. Mais selon Guillaume Sowinski, il y a un véritable progrès. « Lovecraft commence à être de plus en plus reconnu, notamment grâce à des auteurs grand public qui n’hésitent pas à revendiquer l’influence du maître de Providence. Je pense à Guillermo Del Toro ou Stephen King bien sûr, mais aussi Maxime Chattam, Enki Bilal ou bien encore Christophe Gans par chez nous. Qui n’est pas tombé en pâmoison devant le boulot de François Baranger ou Armel Gaulme ? ». Des projets qui n’auraient pas eu la même résonance sans le soutien unilatéral du public et de la communauté. Pour Bruno Cariou, l’échange autour des créations du maître est sans limite. « J’aimerais faire naître de la curiosité chez la personne qui rencontrerait une de mes œuvres. Lui donner envie d’aller plus loin dans sa découverte. Et si c’est déjà un fan de l’œuvre de Lovecraft lui montrer l’infinie richesse des représentations possibles », explique-t-il. « C’est aussi l’un des buts premiers de l’Association Miskatonic ».

➜ Cette interview entre dans le cadre de notre série d’articles proposée en complément du numéro Lovecraft. S!CK #018 est dispo sur le shop et en librairies. 

CRÉDITS/SOURCES
Par Yox Villars // + Read More
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Tous les premiers mercredi du mois, on part à la rencontre des créateur/trices du cinéma et du jeu vidéo au sein d'une newsletter cross-culture qui prolonge les réflexions du magazine. Ce mois-ci, on discute avec le concept artist d'Alien Romulus, Blade Runner et Fondation !