Le game designer Jay Gunn raconte les origines de MediEvil

L'ivresse du Regard

Il y a de cela plusieurs décennies, à une époque où l’existence se découpait en 4/3 et où les tubes cathodiques régnaient en maîtres, la carcasse squelettique d’un chevalier branlant s’extirpait des profondeurs du cimetière de Gallowmere. C’était en 1998, à seulement quelques semaines d’Halloween — Sir Daniel Fortesque était ressuscité.

Tout droit remonté de sa crypte, l’anti héros attachant de MediEvil débarquait sur la première PlayStation avec dans sa besace une foule de références infusées aux cauchemars de Tim Burton, l’horreur burlesque d’Army of Darkness ou encore les classiques de l’impressionnisme allemand. Pour notre numéro 26, on a décidé d’explorer la conception de ce classique, dont l’histoire est intimement liée à celle de Jay Gunn — game designer, et directeur artistique du jeu. Enfant de la classe ouvrière et de la révolution industrielle britannique, Jason Wilson (de son vrai nom) a grandi dans les mines de charbon. Une période contrastée sur laquelle il revient dans Coal Face, un magnifique roman illustré qui raconte l’histoire (très autobiographique) d’un jeune garçon qui tente de fuir le démon personnifié d’une industrie agonisante pour créer son propre jeu vidéo… Coal Face partage énormément avec MediEvil, au point d’apporter un autre regard sur la confection du jeu. Pour ce numéro, Jay Gunn nous a ouvert les portes de ses archives, en partageant au grand jour des concepts et esquisses de MediEvil qui émaillent les pages qui vont suivre. De la création du classique jusqu’à Coal Face, nous nous sommes également plongés dans les insondables profondeurs de son imaginaire, là où se trouvent les gargouilles cracheuses de feu, dragons enfouis et chevaliers squelettes borgnes qui ont marqué une génération.

// L’OMBRE DE SILVERLOAD

Pour celles et ceux qui ont grandi avec une DualShock entre les mains, c’est peut-être le sentiment de nostalgie qui risque de remonter en croisant de nouveau l’expression béate de Sir Dan et son mono globe oculaire. Mais tout résumer à cette étrange Madeleine de Proust serait faire offense à l’inventivité d’un design narratif qui ne cesse de jouer habilement avec des codes que nous connaissons tous/tes, et qui ont selon moi permis à MediEvil d’être à l’image de son protagoniste — maladroit, souvent attachant, mais surtout increvable. « Je pense que tout ça provient du fait que j’étais gothique quand j’étais plus jeune ! Toute l’équipe du jeu — on était des goth, on écoutait de la musique de goth, on traînait dans des cimetières ! On adorait ce style de vie, cette culture, ces films, c’est pour ça qu’on a fait un jeu là-dessus » explique Jay Gunn, pour qui l’aventure MediEvil était d’abord celle d’un petit studio de passionnés. « Avec le créateur Chris Sorrell et la team on était friands de films d’horreur, en particulier des années 80’s — Evil Dead, Return of the Living Dead et tout un tas de films européens absolument dingues ! Peter Jackson était une énorme référence aussi, surtout son film Braindead » me raconte Jason, qui avait déjà flirté avec l’horreur dans le jeu vidéo. « Avant même de faire MediEvil, je travaillais sur un jeu d’horreur qui s’appelait SilverLoad. C’était une aventure point and click horrifique dans le grand Ouest, avec des références à Clint Eastwood et Sergio Leone » m’explique Jason. 

« SilverLoad est né de ma passion pour les loups-garous, les westerns italiens et la scène gothique. Juste avant ça, il y avait un courant gothique qui aimait s’habiller en vampire cow-boy, probablement à cause de groupes comme The Sisters of Mercy et Fields of the Nephilim. J’avais aussi particulièrement envie de créer un jeu qui puise dans l’ambiance du classique de Lovecraft — The Shadow Over Innsmouth, sauf que j’ai remplacé les hommes-poissons par des loups-garous ». Sorti en 1995, le jeu brillait déjà d’une proposition artistique forte, doublée d’un processus de création homemade assez osé — Jason qui caressait l’idée de faire des courts-métrages a habillé des amis à lui en tenues de cow-boy avant de les digitaliser dans le jeu. « Le résultat était assez versatile, mais ça nous a aidés à donner un look unique ». SilverLoad fait partie de ces reliques des années 90 — le genre qui vous percute ne serait-ce que pour ces fabuleux concepts arts inspirés du style comics. Sans compter le fait que le genre du western horreur est resté tristement sous-exploité depuis, en dehors de l’excellent Weird West, le jeu de Raphaël Colantonio dont nous discutions avec le créateur (S!CK #023). « Je ne me souviens pas avoir vu beaucoup de western/horreur au moment où je faisais SilverLoad. Il y avait la série de comics Jonah Hex, peut-être quelques films. Évidemment, des années plus tard est arrivée l’extension Undead Nightmare de Red Dead Redemption que j’ai usé jusqu’à l’épuisement ! Il faudra vraiment que je jette un œil à Weird West » poursuit Jay Gunn.

// DEAD MAN DAN

« Une fois que j’ai terminé SilverLoad, j’ai rencontré Chris Sorrell qui avait ce petit projet de jeu — c’était juste lui et moi au début. Et ce jeu c’était MediEvil, avant qu’on l’appelle MediEvil. Je crois que Chris l’avait nommé « Dead Man Dan ». C’était ça le nom original — il n’y a pas grand monde qui le sait d’ailleurs, t’es peut-être la première personne à qui je le dis ! Mais on était tellement fans des films Evil Dead, que quand le troisième épisode est sorti (Army of Darkness) et qu’on a vu qu’il se passait à l’époque médiévale, on en a fait un jeu de mots qui a donné Medi-Evil. C’est comme ça qu’on a laissé tomber Dead Man Dan » m’explique Jason. « On a pris le moteur graphique de SilverLoad et on a fait nos premiers tests de MediEvil. Il faut savoir que nous avions très peu de moyens, Sony ne nous finançait pas encore à ce moment-là du développement. On était assez fauché, on faisait des démos pour essayer de vendre le concept ». Nous étions alors au milieu des années 90, dans un bureau de la société Millennium Interactive à Cambridge. Fidèle à ses pulsions créatives, la jeune équipe (ils étaient tous dans la vingtaine) ne réfléchit pas vraiment avec une logique commerciale. « On s’est surtout posé en se disant ok — qu’est-ce qu’on aime faire ? On adore les films d’horreur, Chris et moi on était aussi des fans invétérés des jeux d’arcade Ghost’n Goblins ! Y’a aussi un peu de Tim Burton qui a pesé dans la balance » explique Jason. Néanmoins, au fil du développement, les idées de départ vont peu à peu évoluer. L’aspect arcade de MediEvil va s’effacer au profit d’une aventure plus immersive, aux allures d’Étrange Noël de M. Jack. On pourrait citer les portails en fer forgé tourbillonnants, les stèles gothiques et autres enchevêtrements de citrouilles, mais c’est surtout du côté de la (magnifique) bande-son du jeu signée Andrew Barnabas & Paul Arnold qu’on ressent le lien de parenté avec les films de Burton et les compositions de Danny Elfman.

// L’INSPIRATION DE THE CROW

« Et parce qu’on était des gothiques de premier ordre on a aussi voulu donner au jeu une grosse touche du film The Crow » m’explique Jason, qui avoue avoir été marqué par ce film de 1994 — soit un an avant le début du développement de MediEvil. « Ce que j’adore dans ce film, c’est que lorsque le corbeau accomplit sa mission pour venger sa petite amie, il retourne littéralement dans sa tombe — donc dans un sens il meurt. Et on s’est dit cool ! On va créer cette histoire d’horreur où tu as ce chevalier qui revient d’entre les morts alors que c’était un lâche de son vivant, et il doit trouver une sorte de rédemption. Mais l’ironie un peu tragique c’est qu’en complétant sa quête initiatique, en tuant le nécromancien, lui aussi va mourir et retourner sans sa tombe ». On retrouve là les prémices de Dan Fortesque dans MediEvil — ce guerrier hasardeux ressuscité par le nécromancien Zarok, qui cherche à lever une armée des morts. Un siècle plus tôt, le champion du roi Dan avait tenté de combattre Zarok, avant de lâchement mourir à la première flèche. Il avait ensuite (injustement) été enterré en héros. Revenu à la vie par accident, Dan doit se racheter une conduite en tuant son némésis pour de bon, prouvant au passage qu’il est digne d’une telle sépulture. Dan est une fausse idole, un héros de pacotille qui va en devenir un légitime. « Je pense que les joueurs/ses ont plutôt bien adhéré à cette idée d’incarner un héros qui cherche à rattraper ses erreurs, alors que toutes les autres créatures du monde souterrain n’arrêtent pas de se moquer de lui » m’explique Jason. Avec son air à la fois malhabile et charismatique, Dan avait déjà tout d’un héros de comics — il en est d’ailleurs devenu un par la suite, toujours dessiné par Jay Gunn. « Dan s’éloigne aussi volontairement du héros cliché américain comme on en voyait beaucoup à l’époque — c’était un peu ce moment où les 90’s se nourrissaient beaucoup des 80’s, et on avait des protagonistes sans faille comme celui de Doom (que j’adore) » me commente l’artiste, qui a pris avec Fortesque un véritable contre-pied.

➔ Extrait de S!CK #026. On plonge longuement dans la création de MediEvil et de la bande-dessinée Coal Face aux côtés de Jay Gunn, qui nous a partagé ses esquisses dans les pages de S!CK #026

CRÉDITS/SOURCES
Par Yox Villars // + Read More
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Magazine
Tous les premiers mercredi du mois, on part à la rencontre des créateur/trices du cinéma et du jeu vidéo au sein d'une newsletter cross-culture qui prolonge les réflexions du magazine. Ce mois-ci, on discute avec le concept artist d'Alien Romulus, Blade Runner et Fondation !