L’héritage de Lovecraft n’a jamais été mono-support. Bien au-delà du cercle de l’écriture, l’influence de Lovecraft irradie le cinéma, la peinture, l’art ou encore la musique. C’est même le sujet de tout notre numéro dédié à l’auteur de Providence.
Au fil des décennies, on pourrait pratiquement dire que cet aspect cross-média est devenu le socle de la postérité de Lovecraft, dont l’influence ne s’exerce plus seulement sur du papier imprimé noir sur blanc. Peu d’auteurs peuvent se targuer d’avoir exercé une influence aussi forte, dans autant de domaines différents. Pour notre ultime épisode de la série sur l’art de Lovecraft, il était donc logique pour nous de nous intéresser à un collectif d’artistes qui englobe les visions lovecraftiennes dans plusieurs domaines. Jack Hillside est un personnage fantastique à l’univers cosmique, qui a déjà trouvé son public sur Instagram. C’est aussi un projet multi-supports influencé par Lovecraft, qui rassemble illustrateur, musicien, photographe et scénariste. Nous avons discuté avec son créateur, qui entend s’imbiber des horreurs de Providence dans leur aspect le plus universel.
La première chose qui frappe dans le travail de Jack Hillside, c’est toute la reflexion autour du regard, et plus particulièrement de l’organe optique en lui-même. L’obsession des yeux qui traverse les oeuvres de Jack Hillside est très reminiscente du travail de Lovecraft. Comme pour l’auteur de Providence, les yeux sont souvent le reflet d’une âme déformée. On pense forcément aux centaines d’orbites qui constituent le Shoggoth, l’entité monstrueuse et gélatineuse des profondeurs de l’Antarctique, croisée dans les Montagnes Hallucinées. « Pour beaucoup de mes visuels je travaille sur le regard ou plutôt le non-regard » nous explique l’artiste, toujours sous le pseudonyme de Jack Hillside. « Je m’applique à supprimer une grande partie de l’humanité de choses qui devraient en avoir, en leur retirant la capacité de voir. Et au contraire, lorsqu’un regard est présent dans mon travail, il est souvent donné à une chose qui n’en aurait pas en temps normal. Pour moi les yeux représentent la terreur et l’horreur ».
// LA TERREUR DU REGARD
Et comme Lovecraft lui-même, Jack Hillside infuse son art dans ses propres cauchemars. C’est notamment le cas pour sa « série d’atrocité », dont le premier visuel (constitué de créatures aux formes d’arachnides massives) évoquent une certaine idée de l’horreur cosmique, et plus particulièrement de ses divinités insaisissables. « Tout est parti d’un rêve horrible que j’ai eu. Ce cauchemar m’a mis face à des créatures mortes aux pattes géantes qui déambulent sur un terrain vide et infernal. Je crois que mon réflexe a été de faire comme Lovecraft, et d’exorciser cette horreur par l’image ». C’est cette même démarche que l’on retrouve dans les couvertures alternatives de l’artiste, qui a choisi de revisiter des classiques de Lovecraft sous un angle inédit. Ce n’est pas Cthulhu que l’on retrouve sur son interprétation de L’Appel de Cthulhu, mais un oeil exorbité. « Pour Call of Cthulhu, c’est un choix en réaction du côté trop culte que l’on entretient autour de cette créature. Les horreurs de Lovecraft ne sont pas faites pour être vues et cet œil représente justement le regard interdit, qui devient fou face à quelque chose incompréhensible. Le rouge, les pics, les mains reflétées dans l’œil donnent un aperçu de ce qui se joue hors-champ. Ils sont là pour inquiéter l’observateur, qui ne pourra jamais comprendre l’étendu de l’horreur dont cet œil a été témoin. En fin de compte, cette jaquette c’est un avertissement ».
Hillside a par la suite récidivé avec une interprétation de Celui qui chuchotait dans les ténèbres (Whisperer in Darkness), elle aussi très surprenante. Dans la nouvelle originale publiée dans Weird Tales en 1931, d’étranges créatures font leur apparition à la suite de terribles inondations dans le Vermont. Un professeur de l’université Miskatonic (Albert Wilmarth) se met à échanger avec Henry Akeley à propos d’une mystérieuse race alien… « L’action intéressante de la nouvelle pour moi se passe plus dans la montagne que dans la maison. La montagne est source de légende, c’est un espace interdit que les histoires condamnent de génération en génération » explique Jack Hillside, dont l’image Unspeakable World est aussi une version alternative de Whisperer in Darkness. L’autre aspect interessant derrière le pseudonyme de Jack Hillside, c’est qu’il cache un projet global, qui inclut aussi une partie de story-telling, dont le synopsis laisse entrevoir un ésotérisme certain. « Jack Hillside est un voyageur qui traverse le temps, dont la fonction est d’être témoin de l’existence, des choses aux premiers abords futiles ou peu importantes, mais qui en fait forment le tissu essentiel du grand tout » explique l’auteur. « Jack Hillside est devenu pour moi une clé de voûte qui me permet de raconter des histoires d’autres personnes, d’autres choses à travers le temps et l’espace. Nous sommes plusieurs artistes derrière Jack Hillside, tous avec des compétences variées, nous permettant de raconter ces histoires sous des formes différentes. On travaille sur notre premier concept-album, qui lancera véritablement le premier volet de l’histoire de Jack Hillside. Comme dans l’oeuvre de Lovecraft, l’humanité va gravement en pâtir puisqu’elle apprendra des choses qu’elle n’est pas censée savoir, l’envoyant sur un chemin de non-retour ».
La musique occupe naturellement une place importante dans le projet Jack Hillside, c’est d’ailleurs comme ça qu’il lui-même découvert Lovecraft. « Ma porte d’entrée vers Lovecraft a été le groupe Fields of Nephilim, qui font énormément de références à l’œuvre par le biais de titres tels que Dead But Dreaming ou lorsqu’ils parlent du Léviathan dans Psychonaut » explique l’artiste, qui évoque aussi l’aspect visuel des albums. « La pochette vinyle de Magma pour l’album Attack faite par Giger est le premier visuel qui m’a vraiment marqué dès ma petite enfance… Cette jaquette me faisait flipper ! Elle me fascinait, j’allais volontairement la voir pour ressentir cette peur qu’elle m’inspirait. Quand tu vois ça, tu sais que la musique que tu vas avoir derrière va te faire vivre une expérience particulière. Il faut dire que Attack c’est chelou, même pour Magma. Donc au vu de tout ça, le visuel et la musique sont absolument inséparables dans mon travail ».
// UNE RELECTURE MULTI-SUPPORTS
C’est ce lien avec la musicalité, le visuel, mais aussi le story-telling qui fait de Jack Hillside une incarnation moderne de l’héritage de Lovecraft. La transversalité des médias est peut-être un effet secondaire de notre temps, mais c’est aussi la source de la plus belle postérité de Lovecraft. Si les nouvelles originales restent à tout jamais des chef-d’oeuvres d’intemporalité, la postérité de l’auteur ne se limite plus aux textes, ni aux mots. « J’aime raconter des histoires en multipliant les plateformes » explique Jack Hillside. « C’était naturel pour moi. Le crossmédia me donne la liberté d’approfondir mon oeuvre et l’ancrer dans le réel. Ou du moins, dans mon réel à moi ». Vous pouvez retrouver tout l’art de Jack Hillside sur sa page Instagram. Vous pouvez également ses morceaux sur Bandcamp.
➜ Cette interview entre dans le cadre de notre série « L’art de Lovecraft », proposée en complément du numéro Lovecraft. S!CK #018 est dispo sur le shop et en librairies.