Durant l’écriture de notre numéro 24, nous avons eu l’honneur et le plaisir de longuement discuter avec Sébastien Renard, le scénariste principal derrière les deux épisodes de A Plague Tale, qui nous a parlé du contraste entre traumatisme et innocence.
Étalé sur deux jeux (Innocence et Requiem), A Plague Tale nous raconte le périple d’Amicia & Hugo, une soeur et son frère face à un monde corrompu et rongé par une épidémie de peste. Un contexte tout sauf anodin, comme nous l’explique Sébastien Renard. « La peste a une place importante dans l’inconscient collectif, il y a toute une fantaisie, toute une magie autour de ça, et le contraste entre l’amour d’un frère et d’une sœur, cette innocence confrontée à toute cette boue, cette putréfaction et ses miasmes… On a senti qu’il pouvait se passer quelque chose dans ce contexte, et on n’a jamais cessé de construire autour ». Néanmoins, le scénariste Sébastien Renard et son directeur Kevin Choteau ont aussi compris que l’ultra-réalisme pouvait leur rendre service autant qu’il pouvait nuire, raison pour laquelle ils ont choisi de tracer leur propre voie. « Dans Plague Tale, il y a plague (peste) mais aussi tale (récit), et c’était important de respecter ce côté conte en apportant notre propre vision » raconte Sébastien Renard. « On s’est d’ailleurs permis de déformer la réalité en disant que la peste est entrée en France par la Guyenne alors qu’elle est arrivée à Marseille ».
// RÉPÉTER LES ERREURS DU PASSÉ
Il faut savoir que l’Europe compte trois grandes pandémies de peste noire, et que les jeux se déroulent vraisemblablement durant la deuxième, qui a décimé plus de la moitié de la population à partir de l’an 1348. De nombreux éléments dans Innocence comme dans Requiem font aussi référence à la première peste de Justinien (de 541 jusqu’en 767) et dont on découvre encore des séquelles durant le voyage d’Hugo & Amicia, qui ne cessent de traverser des ruines romaines, des édifices écroulés d’un autre temps ou même des aqueducs et autres vestiges qui sont loin de n’être que cosmétiques. Le diptyque A Plague Tale joue sans cesse avec cette envie de présenter une civilisation superposée sur la précédente, dont la grande tragédie est finalement de reproduire exactement les mêmes erreurs.
« J’avais cette phrase dans mes notes qui était de montrer que l’histoire se répète » raconte le scénariste des jeux. « J’aimais bien cette idée de ruines romaines au milieu d’un décor moyenâgeux, car on s’est rendu compte qu’au 14ème siècle les gens vénéraient la civilisation romaine. Il y a eu une perte de savoir entre les deux, et ils étaient très conscients de l’ampleur de ce qui avait été construit, et c’est vrai que dans Requiem ça a été un de mes axes de recherche — comment continuer à travailler sur le thème de l’héritage ? Comment des faits peuvent être interprétés par de multiples angles à la fois ? Et comment les gens prennent des artefacts du passé, et leur donnent une signification teintée de leurs désirs, croyances et rêves inachevés ? ».
L’autre axe c’est bien évidemment le prisme d’une sœur et d’un frère, et de leur relation qui se forge dans les affronts de l’adversité. Aux prémices d’Innocence, Amicia & Hugo ne se connaissent pas vraiment, bien qu’il vivent dans le même domaine. La première est une jeune femme un peu égoïste, jalouse de l’attention reçue par son petit frère malade qui ne quitte jamais sa chambre. Une bulle protectrice qui va éclater en mille morceaux. « Je me suis dit que ce serait trop simple si on avait un frère et une soeur déjà complices. Et puis l’invitation pour le joueur était moindre. Je voulais qu’on vive la naissance de cette relation » explique le scénariste, qui ne tarit pas de générosité dans son travail.
// L’IMPORTANCE DE CHAQUE DIALOGUE
Chaque scène, chaque micro-dialogue est propice à une avancée, une opportunité de s’imprégner toujours plus loin de cet univers si particulier. « Les Plague Tale sont des jeux très bavards, je le sais parce que c’est beaucoup, beaucoup d’écriture. C’est un peu mon style peut-être, mais mon exigence c’est que chaque dialogue doit toujours faire avancer un aspect du jeu, que ce soit sur un personnage ou sur du lore » nous explique le scénariste. « Je refuse qu’un dialogue sonne vide. C’est pour ça qu’on a tous ces compagnons en plus d’Amicia et Hugo, qui progressent eux aussi à l’écran comme Lucas — qui est un petit peu son psy, celui qui la met face à ses ambiguïtés, ses contradictions, ses doutes, et qui lui permet de se regarder dans un miroir. Beaucoup de joueurs/ses sont attachés à Lucas qui est ultra bienveillant. On aime bien cette approche très humaniste qui nous ressemble finalement beaucoup » explique Sébastien Renard.
Un sentiment qui a tendance à se confirmer dans l’écriture du jeu, et plus particulièrement l’incroyable sentiment d’intimité qui s’instaure avec les personnages. Il y a un détail qui fait mouche dans les deux jeux, dont une grande partie des dialogues sont chuchotés. Ce qui est logique en matière de game-design — les enfants sont souvent dans l’ombre, au cœur de la menace et sur le fil du rasoir. Ils ont rarement l’occasion de parler à un volume normal sous peine d’être percés à jour, découverts et exécutés. Pour eux le chuchotement est une nécessité, mais il amène aussi cette proximité avec Amicia & Hugo, comme un effet secondaire. Ces mots d’encouragements, ces disputes parfois susurrées à quelques décibels nous enferment dans une bulle au milieu du chaos. C’est un peu l’équivalent sonore du cercle de lumière qui entoure la torche des enfants lorsqu’ils se déplacent au milieu d’un océan de rats (qui n’ont peur de rien sauf de la lumière).
A Plague Tale joue souvent avec ce cercle invisible autour des personnages, cette barrière immatérielle à l’extérieur de laquelle se trouve le chaos, la mort et l’ensevelissement. Pour moi, c’est sans aucun doute l’un des aspects les plus puissants des jeux. C’est aussi ce que nous a expliqué Sébastien — « Quand on a commencé Innocence, c’était une première pour le studio d’aller vers un jeu narratif, et il fallait qu’on se crée notre propre grammaire. On savait qu’il allait y avoir une grosse composante infiltration, et quand j’ai compris qu’on allait pouvoir littéralement se trouver dans le dos d’un soldat je me suis dit qu’on allait devoir jouer le jeu à fond. Mais c’était flippant, parce qu’aucun jeu ne chuchote autant que les Plague Tale. Du coup on l’a testé avec nos acteurs et notre directeur d’acteurs chez Side Studio à Londres, a totalement encouragé ça ! Ce n’était pas une tentative, ce n’était pas réfléchi. Mais je pense qu’au final le chuchotement aide à créer un cocon qui nous rend encore plus proche des personnages. Ça incarne aussi l’idée que la moindre erreur ne pardonne pas dans cet univers ».
Il faut dire que les équipes créatives d’Asobo ont mis le paquet sur la représentation morbide du monde qui entoure Hugo & Amicia. On parle de visions d’horreur qui font sauter toutes les brides — des piles de carcasses d’animaux hautes comme des maisons, des champs de cadavres à perte de vue, des milliers d’êtres humains (si ce n’est plus) laissés en pâture à la pestilence. « C’était très important que le joueur puisse ressentir le décor, qui raconte l’histoire lui aussi » explique Sébastien Renard. « Si on a juste une petite pile de cochons à un endroit ce sera réaliste, mais on n’aura pas ce côté pictural extrêmement impactant. On voulait vraiment ce côté presque gothique, ce foisonnement visuel. Je dis souvent que dans un jeu, il y a cette notion de déplacement physique. Le décor s’imprègne sur nous à mesure que l’on progresse, notamment à travers les puzzles. On peut se retrouver freiné, ou même bloqué à l’intérieur. Notre équipe artistique a constamment travaillé sur l’habillage des séquences, et il fallait vraiment qu’il y ait cette masse pour que le scénario devienne une vraie expérience sensorielle. Il faut toujours trouver le bon équilibre entre ce qui est acceptable, tout en étant marquant. C’est ce qui a mené à cet écrin noir, ce côté crépusculaire des jeux dans lequel nos personnages essayent tant bien que mal de briller comme deux petites flammes, qui parfois s’éteignent ou se rallument l’une l’autre ».
Aussi frontal soient-ils dans la représentation de la mort et de la maladie, il ne faut pas oublier que la démesure esthétique des jeux reflète surtout les états d’âme d’Hugo et Amicia — le traumatisme, l’abandon, la survie face à une corruption totale de leur environnement. « Tout ça est extrêmement réfléchi » explique Sébastien. « On baigne dedans au quotidien sur les trois ans et demi du développement. Ce sont des semaines entières, des réflexions, des heures passées en réunion où chaque décision est passée aux filtres de nos thèmes, de la cohérence avec le jeu, de nos personnages… Kevin Choteau, le game director a un regard très très aiguisé, même sur les dialogues, pour s’assurer qu’on est en permanence dans cette profondeur. C’est un boulot du quotidien ».
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