La plus grande réussite du Dune de Villeneuve, c’est peut-être sa représentation de la planète Arrakis elle-même. De ses forteresses brutalistes à ses immenses étendues de sable, la planète imaginée par Frank Herbert émerge comme un écosystème cohérent, aussi poétique que radical.
Dans le cadre du vingtième numéro de S!CK, nous avons eu le privilège de discuter avec Patrice Vermette, chef décorateur du film Dune. Souvent considéré comme l’un des bras droits de Denis Villeneuve, Patrice est un artiste visionnaire à qui on doit une bonne partie de l’identité visuelle tranchée des oeuvres du cinéaste. Il a notamment prêté sa vision à des films comme Enemy, Prisoners, Sicario ou le magnifique Premier Contact, qui est une véritable leçon de style. Son travail est également très présent sur Dune, où il parvient à donner vie aux visions de l’auteur Frank Herbert. Dans le film, les décors servent une fonction narrative évidente — sans jamais perdre de vue la poésie onirique de cette majestueuse planète de sable, le film Dune en dépeint aussi tous les dangers, la froideur et la rigueur, matérialisée dans des constructions au design épuré, qui font à la nature difficile du désert. « La première chose qu’on s’est dit en arrivant à Abu-Dhabi, c’est que si quelqu’un se fait larguer ici, son espérance de survie est nulle. C’est la mort certaine ! C’est vraiment là dessus qu’on s’est basé » m’explique Vermette.
L’image, à mi-chemin entre le numérique et l’argentique (grâce à un procédé unique de double traitement de la pellicule) propose un rendu unique et converge vers tous les choix de direction artistique, opposant la nature et l’artifice. Face aux forces géologiques d’Arrakis, l’humilité doit être de mise. Cette posture que l’Empire refuse d’adopter est posée en parallèle avec la grandeur et la puissance de la planète, symbolisée par Shai-Hulud, ce ver géant aux proportions mythologiques, qui règne en maître dans les étendues poussiéreuses. « Le ver, c’est une force de la nature » explique Patrice Vermette. Pour sa conception, il a réfléchi avec l’artiste du story-board Sam Hudecki sur une présence massive, similaire à une véritable muraille organique. « Je me suis posé la question : qu’est-ce qu’ils mangent ces vers ? » raconte Patrice Vermette. « Avoir des grosses dents de monstre, ça n’aurait un peu aucun sens. Donc on a pensé à un système de filtration au niveau de la bouche, similaire à celui que les baleines utilisent pour le plancton ». Avant d’être le protagoniste des scènes les plus impressionnantes du film, Shai-Hulud apparaît sur une fresque murale, similaire à ces sculptures de Grands Anciens que l’on retrouve dans les récits de Lovecraft. « Sa bouche ouverte ressemble à un soleil, qui commande le respect et la fascination face à cette créature qui est une partie importante de l’écosystème d’Arrakis. Pour moi, c’est plus une divinité qu’un monstre ».
// LE SOUFFLE DIVIN DE SHAI-HULUD
La mouvance presque aquatique du sable qui se déplace sous les galeries du vers tranche avec l’aspect brutaliste des constructions humaines, dont l’architecture géométrique est elle aussi le fruit d’une réflexion logique. Pour Patrice Vermette, « l’architecture est basée sur une certaine réalité. L’entité coloniale qui est arrivée sur Arrakis a dû réfléchir à s’adapter. On comprend qu’il y a des vers, qu’il y a des vents à 700 km/h, qu’il y a une chaleur épouvantable, une lumière éblouissante… Donc il faut trouver une solution pour s’intégrer à la nature, tout en faisant une démonstration de puissance. Donc tu cherches un endroit qui va te protéger naturellement, comme un bol dans une montagne. Tu construis tout en angle, pour que le vent puisse glisser sur la structure et non pas combattre les parois. Tu fais des murs épais pour garder de la fraîcheur et le peu d’humidité. Tu ne fais jamais de fenêtres directes, donc tu utilises des puits de lumière ». Face à cette architecture froide et caverneuse, la nature ne fait qu’un. Elle se transforme, elle mue, elle est une force qui peut être domptée, à condition de vivre en communion avec elle. Cette communion se ressent aussi dans cette danse improvisée que les protagonistes doivent entreprendre lorsqu’ils parcourent les étendues dorées qui s’étalent à perte de vue. Le soin apporté aux décors du film dépasse la création d’un cadre fonctionnel pour l’histoire. C’est surtout une concrétisation tangible de la vision d’Herbert.
Cette impression permanente de grandeur sert aussi une fonction narrative. « Le gigantisme c’est aussi une manière de raconter le non-dit de l’histoire » explique Patrice Vermette. « C’est l’épopée de Paul, qui quitte sa planète, et qui arrive dans quelque chose plus grand que nature. Sur Arrakis tout est gigantesque, il est presque écrasé par cette réalité ». Cette idée est parfaitement symbolisée dans l’un des meilleurs plans du film, où le vaisseau de la famille Atréides se pose pour la première fois sur la planète Arrakis. Lorsqu’ils arrivent, une phénoménale trappe s’ouvre sous leurs pieds, inondant Paul d’une lumière presque éblouissante. « Cette lumière-là est importante pour supporter l’histoire, la découverte d’un monde nouveau qui pose la question : réalise-t-on ce qui va arriver ? » explique Patrice Vermette. La science-fiction s’éloigne alors des fantasmes du genre. Les vaisseaux de transports imposent par leur taille, mais leurs enveloppes sont épurées, une caractéristique déjà représentée dans Premier Contact, l’une des pièces maîtresses de la filmographie de Denis Villeneuve, sur laquelle l’expertise de Patrice Vermette était également à l’œuvre.
// SOBRIÉTÉ & BRUTALISME
Les costumes sont sobres, ils permettent d’identifier discrètement les classes sociales des différents protagonistes, tout en rappelant à chaque seconde le contexte impérialiste et totalitariste de l’œuvre. Tout respire l’anti-spectaculaire, comme s’il n’était pas forcément nécessaire de s’éloigner de notre dimension pour nous faire croire à cet autre monde, ce futur décadent où l’homme a survécu suffisamment de temps pour partir à la conquête des étoiles.
L’œuvre de Herbert est un récit impérialiste et colonialiste. Il oppose donc deux camps : les conquérants et les opprimés. C’est peut-être la dimension la moins subtile de Dune, mais c’est assurément la pierre angulaire de son histoire. Plus que jamais avec Dune, la science-fiction est un moyen direct de nous renvoyer à notre propre réalité. Si l’adaptation de Villeneuve semble aussi proche de notre monde, c’est encore une fois parce qu’elle sait rester terre à terre. Bien qu’elle nous projette dans un univers où les règles sont sensiblement différentes, tout sur Arrakis semble familier. Probablement parce que le récit se situe plus sur le plan humain que sur le plan spatial (tout juste est-il question de voyage interstellaire). Le pillage de ressources est le nerf de la guerre, la population locale (les Fremen) survivent et dominent leur environnement, contrairement aux oppresseurs (les Harkonnens) et leurs moyens colossaux déployés pour piller Arrakis.
« Les Harkonnen représentent l’exploitation sauvage des ressources naturelles, symbolisée par cette matière noire, cette espèce de pétrole visqueux, qui va avec le côté caverneux du langage harkonnen » explique le chef décorateur. Tout est mis en œuvre pour désigner les antagonistes au premier coup d’œil. Les intérieurs harkonnens sont spartiates, épurés, nous laissant comprendre la malévolence de leurs intentions sans pour autant s’inscrire dans le même langage « dictatorial » que l’Empire dans Star Wars. « Denis ne voulait pas qu’on utilise les codes réguliers. On a beaucoup cherché, et l’intérieur caverneux s’imposait de lui-même, tout en faisant attention à rester plus minimaliste que ce que l’on peut trouver chez l’artiste H.R Giger ». En utilisant des concepts architecturaux quasi implicites, le film parvient en une poignée de minutes (et avec un minimum de dialogues) à installer des thématiques fortes, qui nous renvoient directement à notre propre civilisation : empire qui a la mainmise sur des ressources essentielles, aristocratie qui obéit à des codes politiques, colonialisme, ordre religieux, et plus encore.
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