Philip Eisner, scénariste d'Event Horizon parle d'horreur intangible

L'antre de la Création

Que s’est-il passé sur l’Event Horizon ? Depuis 1997, Philip Eisner joue avec les cinéphiles quant à la destinée de son vaisseau maudit. Disparu pendant 7 ans, le cargo spatial était chargé d’explorer les confins de l’univers avec l’aide d’un trou noir artificiel enfermé en son coeur, capable d’ouvrir un passage dimensionnel vers l’étoile Proxima Centauri. Mais le voyage ne s’est pas passé comme prévu.

Réapparu dans l’orbite de Neptune, il ne reste de l’Event Horizon qu’un mystérieux cimetière de métal flottant. Aucune trace de l’équipage, seuls les stigmates d’une horreur indescriptible demeurent. L’occasion était trop belle pour évoquer avec Philip Eisner, le scénariste du film sa vision des cauchemars de Lovecraft et la place qu’ils occupent dans son écriture. À l’occasion de notre numéro 27, nous avons longuement discuté avec le scénariste qui a évoqué la philosophie d’écriture et son attrait pour les aspects les plus intangibles de l’horreur. « Quand tu penses à l’Exorciste, qui est un de mes classiques préférés de l’horreur, au cœur de l’histoire il y a une entité diabolique — qui connaît mon nom, sait qui je suis sur le plan individuel, et veut s’emparer de mon âme. Je ne dis pas que la damnation éternelle est quelque chose de plaisant, mais il y a tout de même quelque chose de réconfortant d’être aussi important dans l’univers » m’explique Philip. « Lovecraft nous introduit à un type d’horreur qui ne connaît pas ton nom, ne sait pas qui tu es, et n’en a rien à faire. Tu es insignifiant, tu vas être torturé dans les éons de l’infinité, mais c’est seulement circonstanciel. C’est juste quelque chose qui va se produire » poursuit le scénariste.

« Quand je pense à Lovecraft, je pense à sa fluidité de langage, ses inventions de mots, tu aperçois ces choses qui ressemblent à des fruits de mer avariés — mais dans le fond, ce qui rend ses récits si forts c’est qu’il se focalise sur la réaction. Vous voyez ce qui arrive aux témoins. Les regards qui se posent sur la vérité sont brisés à tout jamais, et c’est finalement l’imagination du lecteur qui fait le reste. Nous sommes tous terrifiés par l’inconnu, et Lovecraft excellait dans l’art de nous amener jusqu’aux frontières du savoir, et de nous le retirer au dernier moment, sans que nous n’ayons jamais cette résolution. C’est pour ça que si tu me demandes ce qui me terrifie le plus entre Satan dans l’Exorciste (que j’adore), ou la créature du premier Alien — je te réponds Alien sans hésiter. Pourquoi ? Parce que la chose ne connaît pas mon nom, et elle s’en tape. C’est comme le requin des Dents de la Mer, sauf que le requin veut me dévorer. Le Xénomorphe va aussi me violer. Et je vais quand même crever après ça ! ».

// DE LOVECRAFT À ALIEN

D’une certaine manière, il y a cette couche supplémentaire dans l’horreur lovecraftienne qui est celle de se faire dénigrer sa propre humanité. Quelque chose que l’on retrouve fortement dans Event Horizon.  « Je suis une personne, je suis importante, je suis ceci, je suis cela… Non. Tu es de la protéine. Je pense que c’est la clé quand tu crées de l’horreur. Comment est-ce que tu suscites cette détresse existentielle ? » poursuit Philip. C’est peut-être ce qui m’a le plus marqué la première fois que j’ai vu Event Horizon en étant ado — en dehors du fait de voir Sam Neill, une de mes idoles, ressembler à un Cénobite de la saga Hellraiser (P10). Je m’attendais à quelque chose de plus tangible. Et on m’a servi un traumatisme invisible, indicible, impossible à expliquer ni à expier. Tout juste peut-on en sortir en clamant avoir eu affaire à une histoire de vaisseau fantôme hanté, car c’est tout de même de ça dont il s’agit (bien que la conception soit terriblement réductrice). C’était d’ailleurs le point de départ du projet, comme me l’explique le scénariste. « Les producteurs Lloyd Levin, Jeremy Bolt et le réalisateur Paul Anderson ont tous embrassé la direction dès le départ. Ils ont compris cette idée fondamentale d’une maison hantée dans l’espace ». L’une des premières références était d’ailleurs The Haunting, la Maison du Diable sorti en 1963 et adapté de l’histoire de Hill House. Mais l’idée a surtout cristallisé alors que le scénariste regardait Shining, un film très important pour Eisner.

« Ce qui rend l’Overlook Hotel aussi efficace en tant que maison hantée, c’est que l’hôtel est pensé à une échelle qui rend les personnages petits. La cuisine est trop grande. Jack n’écrit pas dans une petite pièce, il est dans l’immense lobby. Pensez à la manière dont vous perceviez le monde lorsque vous étiez enfant, où vous aviez l’impression de parcourir un monde créé pour des géants. Lorsque l’on regarde Shining, on a tous l’impression inconsciente de revivre la même expérience. L’hôtel redevient votre maison d’enfance. Que vous ayez envie de vous identifier à Danny ou pas n’est pas la question — vous êtes Danny Torrence. Un jour, un ami m’a dit que mon problème était que je voulais que Kubrick réalise les films que j’écris. Sauf qu’il est mort ! Et je l’emmerde pour avoir eu raison ce jour- là » dit-il. « Il n’y a pas de meilleure version de Shining, comme il n’y a pas de meilleure version de Seven » me raconte Philip, dont les personnages sont eux aussi écrasés par le poids d’une corruption invisible lorsqu’ils pénètrent dans l’enceinte métallique du vaisseau — faisant apparaître toutes sortes de tourments et hallucinations. Mais contrairement à l’agressivité de Jack Torrance, cette torpeur émotionnelle se manifeste différemment selon les individus.

// UNE MAISON HANTÉE DANS L’ESPACE

« À l’origine chaque membre de l’équipage avait son histoire, mais j’ai très vite réalisé qu’il n’allait pas y avoir assez de temps à l’écran pour tout développer » m’explique le scénariste. « Beaucoup de ces récits tournent autour de la culpabilité — on a Peters (Kathleen Quinlan) qui a laissé son fils handicapé et son ex-mari seuls pour travailler, puis le capitaine Miller (Laurence Fishburne) qui a laissé un homme derrière pour survivre. Pour Starck (Joely Richardson), elle devait être traquée dans les couloirs par une femme aliénée en uniforme, avec des cheveux dérangés, des ongles immenses, et lorsqu’elle la confronte enfin elle découvre que c’est en réalité son double. C’est elle, mais en version dérangée. J’avais cette idée de créer une version qui soit vraiment son portrait craché, mais avec des variations subtiles qui vous font réaliser que quelque chose ne va pas » me raconte Philip, qui me confie avoir eu l’idée en voyant l’Échelle de Jacob, dont il est un immense fan. « Il y a un moment du film que j’ai trouvé très cool où la petite amie de Jacob jouée par Elizabeth Peña rentre dans une pièce et dit —  « Hello Jake, is there anyone here » de manière super candide, puis ils cut sur un plan serré de son visage où elle dit « IS ANYBODY HOME ? » super fort. Et ce moment est super flippant, et je me suis longtemps demandé pourquoi ? J’ai repassé la scène plusieurs fois avant de comprendre qu’elle portait des lentilles pour rendre ses pupilles dilatées. Et tu n’as vraiment pas le temps de comprendre ce qui est différent, parce que le plan ne dure qu’une seconde et demi — tout ce que tu sais c’est qu’à cet instant, quelque chose vient de dérailler ». Je fais justement remarquer que l’Échelle de Jacob est l’une des références primaires de la saga Silent Hill — une œuvre vidéoludique qui répond elle aussi au principe de maison hantée, mais à l’échelle de toute une ville d’apparence abandonnée (S!CK #005 / P30). Sous la brume de la cité maudite, les tourments les plus intimes prennent vie selon les âmes qui traversent le lieu. 

Dans les jeux Silent Hill, la ville est un personnage, de la même manière que le vaisseau en est un dans Event Horizon. Au moment de la sortie du film, beaucoup l’ont d’ailleurs imaginé appartenir à un univers tout autre, comme me l’explique Philip au détour de notre conversation. « Il y a encore des gens qui me demandent si Event Horizon est un prequel de l’univers Warhammer 40K. Et je suis là… Ok, comment dire ? J’ai joué à Warhammer 40K au moment de sa sortie. J’ai vraiment adoré le jeu. Mais est-ce que c’est un prequel, même de manière non officielle ? Non. Juste non, même si des choses ont pu m’influencer ». Une chose est certaine, ces multiples théories (aussi alambiquées puissent-elles être) témoignent encore de l’attachement du public au film plus d’un quart de siècle après. Un fait d’armes qui était loin d’être gagné au moment de sa sortie, tant le film s’était écroulé au Box Office. « Je suis vraiment heureux que Event Horizon ait trouvé sa population. Qu’après tout ce temps les gens soient encore intéressés par le film, qu’ils en parlent encore. C’était vraiment un effort colossal. Et lorsqu’il est sorti il n’a pas fonctionné, et ça nous a vraiment dévastés. Je me rappelle d’une autre œuvre imbibée de Lovecraft — The Thing ! À sa sortie en salles, je ne pouvais pas croire que le film n’avait pas mieux marché. Et maintenant, il est au niveau d’Alien au rang des chefs-d’œuvre. Parce que c’est exactement ce qu’est ce film ! Et il ne te donne jamais la réponse — si tu es une chose, en as-tu au moins conscience ? C’est tellement terrifiant comme idée ! » raconte Philip, qui met le doigt sur le point de contention. The Thing avait justement la même chose. Alien avait le Xéno. Il manquait pour certains critiques une créature dans Event Horizon, non conscients que c’est justement cette absence qui fait toute la force, le suspens et la mythologie du film, induisant ce jeu de séduction macabre avec notre imaginaire. 

// AU COEUR DU VAISEAU

« C’est pour ça que je trouve que la sphère cylindrique qui renferme le trou noir au coeur du vaisseau était super importante, parce qu’elle a cette valeur de symbole. Le chef décorateur est clairement une des stars du film. C’est aussi ce qui s’est passé dans Alien — dans le script la créature ne ressemblait pas à ça. Ce qui rend le Xénomorphe terrifiant c’est l’union entre le sexe et la mort. Et tout ça c’est juste Giger — c’est lui qui a créé le crâne pénis. Comment est-ce qu’il te tue ? Il te baise jusqu’à la mort avec sa bouche » raconte Philip. Il faut dire que Philip Eisner n’a pour une fois rien à voir avec la création de ce cœur névralgique, qui est depuis entré dans l’imaginaire populaire autour du film. « Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de la sphère, c’était le chef décorateur. Et c’est brillant, c’est tellement iconique. J’aurais aimé y penser, mais ce n’était pas moi. Mon idée était plus celle d’une porte. La sphère est tellement mieux » m’explique le scénariste. « Quand tu penses au terme Event Horizon, tu penses d’abord à une ligne similaire à celle de l’horizon. Alors sur le plan visuel, lorsque vous découvrez cette sphère aux visages qui se déverrouillent comme le mécanisme d’une horloge, brillant d’une lumière aveuglante contre cette surface noire immaculée — je trouve ça fantastique ». La première fois que le personnage de Sam Neill (Dr Weir) pénètre dans l’enceinte du lieu, il se dégage du cœur du réacteur une portée presque spirituelle. Quelque chose que l’on pourrait assimiler à une sorte de temple, ou une église — non pas dans le sens où c’est l’endroit où les croyants/es iront se confesser le dimanche, mais plutôt en tant que lieu de connexion avec une forme de pouvoir supérieur. Les personnages qui s’y rendent entrent en communion avec une force qui les dépasse — une entité dont ils ne savent rien, et dont ils ne sont même pas sûrs qu’elle existe vraiment. « Le production designer, pas juste pour le cœur, mais pour tout le vaisseau a littéralement repris des éléments de la cathédrale Notre-Dame. Il regardait beaucoup de détails de l’édifice gothique, des courbes, les angles sur les arches — et le vaisseau entier est en forme de crucifix » raconte le scénariste.

// FAUSSES IDOLES ET SYMBOLISME RELIGIEUX

Dans le film, les signes religieux nous ramènent à cette notion de certitude brisée. On en revient aux sources de cette horreur cosmique de Lovecraft, qui pour Philip est une réaction à la perte de Dieu, et au recul d’une structure religieuse qui dominait le monde occidental depuis au moins un millénaire. « J’adore les jeux de rôle, j’aime jouer à Donjons & Dragons, mais aussi les plus ésotériques, et je me souviens qu’il y en avait un plus obscur — je crois que c’était Ars Magica qui se déroule dans un cadre assez réaliste d’Europe du quatorzième siècle. Donc on n’est pas du tout sur un truc fantasy, c’est du réaliste dur, ils utilisent des termes en latin, c’est vraiment super fun ! Et ils évoquent cette manière médiévale de voir le monde dans laquelle un athée n’est pas seulement quelqu’un qui ne croit pas en Dieu. Un athée est un cinglé qu’il faut enfermer. Dieu est réel ! Des milliers de gens ont entamé un pèlerinage d’Angleterre, de France jusqu’à Jérusalem pour sauver l’enfant du Christ, et pour eux, la progéniture divine était aussi réelle que le soleil. Mais au fil du temps, cette manière de penser s’est érodée, elle a changé » poursuit Philip, pour qui toute la source des tourments lovecraftiens vient en partie de l’écroulement de cette structure au début du XXème siècle. La perte de certitudes engendre l’horreur. C’est une idée importante que l’on retrouve beaucoup dans Event Horizon. « La réalité, c’est que nous vivons à des temps d’extrêmes incertitudes. Il y a vraiment peu de choses sur lesquelles vous pouvez compter, comme par exemple le fait que vous savez que vous allez mourir. Et c’est justement le truc — il se trouve que le peu de vérités absolues que vous avez, sont celles que les gens ont le moins envie de regarder en face. Du coup vous commencez à regarder ailleurs » raconte le scénariste. « Parfois, c’est plus facile de se ranger derrière un faux dieu, que pas de Dieu du tout ».

➔ Extrait de S!CK #027. On explore encore plus en profondeur la philosophie derrière l’écriture d’Event Horizon aux côtés du scénariste Philip Eisner dans les pages de S!CK #027

Par Yox Villars // + Read More
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