Skyler White est l'une des vraies héroïnes de Breaking Bad

La Psychanalyse

En cinq ans de Breaking Bad, Anna Gunn a reçu plus de menaces de mort que de nominations aux Emmy Awards. Elle a pourtant été sélectionnée trois fois, dont deux fois lauréate. Plus de 10 ans après le début de la série de Vince Gilligan, son personnage de Skyler White reste l’un des plus injustement détestés de l’histoire de la télévision. Mais qu’est-ce qui la rend aussi haïssable au juste ?

Il y a une réalité dans le personnage d’Anna Gunn, celui d’une femme contrainte à vivre avec le danger qui grandit au sein de son foyer, avec cet inconfort perpétuel, cette solitude, et plus généralement avec les aléas de la nouvelle vie de Walter, qui a tout d’un purgatoire infligé au reste de sa famille. Skyler n’est pas chiante, ce n’est pas une harpie, elle est juste excédée, fatiguée. Comment ne pas l’être ? C’est facile à voir avec le recul, voire même évident. Mais sous l’emprise de la série et de la galvanisante montée en puissance d’Heisenberg, ce n’était pas la même affaire. Dans un sens, Vince Gilligan et Bryan Cranston font tellement un excellent job pour nous faire accepter les choix douteux du prof de chimie, que la première personne à le challenger devient systématiquement irritable. Les proportions de la haine atteinte sur le web resteront à tout jamais injustifiées, mais dans le monde de Walter White, Skyler joue souvent le rôle de frein, voire carrément d’antagoniste.

C’est un obstacle, gardienne d’une insupportable rengaine routinière dont Walt ne se satisfait plus, lui qui se voit déjà en train de balancer un torrent de punchlines meurtrières sous le pseudonyme d’Heisenberg, comme dans un clip de rap (I AM THE ONE WHO KNOCKS). Si Skyler paraît aussi imbuvable, c’est d’abord parce que Walter la voit comme telle. Ça ne veut pas pour autant dire qu’elle l’est. En tant que spectateur/trice, il faut bien admettre qu’on se gargarise de cette inexorable montée en puissance de Walt, ses coups d’éclat, ses affirmations, et ses prises de pouvoirs sont légendaires. Un aspect de la personnalité de Walt que Skyler cherche systématiquement à étouffer, faisant indirectement d’elle un frein à notre jouissance toute coupable de voir le gentil prof de chimie cancéreux se transformer en Tony Montana.

// LES DESSOUS D’UNE HAINE

Mais est-ce vraiment un reproche cohérent que l’on puisse formuler au personnage ? Et surtout, de quoi lui en veut-on vraiment ? De rester près de son code moral ? De ne pas céder face à une montagne de cash ? D’être antipathique face à l’inacceptable ? Ou bien de tromper un mari qui passe plus de temps avec des toxicos qu’avec son fils handicapé ? Skyler peut-elle être tenue coupable d’un code d’honneur plus fort que les liens du mariage ? On l’a tour à tour vu trahir ses propres valeurs en mentant à toute sa famille pour couvrir Walter, protéger son couple et son fils, prisme illusoire d’une famille respectable qu’elle voit se faire balayer à grands coups de mensonges, de cartels mexicains, de poulet frit et de méthamphétamine. Dans une tribune au New York Times, l’actrice expliquait que ce ne sont pas tant les causes du bashing qui sont à explorer, mais plutôt ce qu’il révèle du rapport encore compliqué que l’on entretient avec les épouses, les mères, et les femmes à qui la société pardonne moins facilement les écarts. « En tant qu’être humain, je suis inquiète de voir autant de personnes réagir envers Skyler avec autant de venin », disait-elle. « Serait-ce parce qu’ils ne peuvent pas supporter de voir une femme qui refuse de souffrir en silence ? ».

Le phénomène de bashing est allé tellement loin, que l’on parle désormais de « syndrome Skyler White » pour évoquer ces épouses de fiction détestées. Anna Gunn cite Betty Draper dans Mad Men, ou encore Carmela Soprano. Le schéma est toujours le même : l’audience est tellement induite à la symbiose avec ses héros défectueux, que la simple idée qu’une femme, ou qui que soit d’autre puisse agir en leur défaveur soulève des vagues de réactions épidermiques, voir carrément hostiles. Si pour Skyler White la tempête est aujourd’hui passée, ses stigmates sont toujours actuels. Anna Gunn occupe le pire de tous les rôles. Le plus difficile, le plus méprisé, mais aussi le plus ingrat. De Breaking Bad, Skyler n’en sera jamais le personnage principal. Mais elle en est indiscutablement la vraie héroïne.

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Par Yox Villars // + Read More
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